L’Océan Indien n’est pas l’Océan de l’Inde
Source : INDIAN PUNCHLINE M K Bhadrakumar 10 avril 2021 Le destroyer lance-missiles USS John Paul Jones qui a traversé les îles Lakshadweep le 7 avril a jeté les sinophobes indiens dans la confusion. Un grand quotidien l'a noté comme étant « une rare dispute entre les deux partenaires du Quad ». Un analyste anti-Chine a tweeté qu'il ne s'agissait que d'un «exercice de relations publiques bâclé» de la part des Américains. Le ministère des Affaires Etrangères a adopté une perspective légaliste comme s'il était en train de répondre à une requête écrite devant la Haute Cour de Delhi. Mais sérieusement, oui, c'est un fracas rare au sein de la douillette famille Quad. Pourtant, Quad commence à peine à marcher. Que pourra-t-il se passer lorsque le président Biden en aura fait un adolescent turbulent? Ne vous y trompez pas, ce qui s'est passé est l'équivalent militaire de ce que le grand diplomate-érudit américain George Kennan avait une fois écrit sur les réserves de pétrole du Golfe Persique - ce sont «nos ressources», avait-il écrit, partie intégrante de la prospérité de l'Amérique et, par conséquent, les États-Unis devraient en prendre le contrôle. (Ce qu'ils ont fait, bien sûr.) Les fonds océaniques de la mer de Chine méridionale et de l'Océan Indien reposent sur une richesse inimaginable de ressources minérales - potentiellement, la dernière frontière. L'USS John Paul Jones a agi comme un chien marquant le lampadaire. Le spectre d'une future lutte aigüe entre les grandes puissances - non seulement avec la Chine ou la Russie, mais aussi avec des rivaux européens - hante Washington. Avec toute leur histoire coloniale tragique, les Indiens ont tendance à l’oublier. Ainsi, après 65 ans, la Grande-Bretagne revient à «l'est de Suez». Le HMS Queen Elizabeth, le plus récent porte-avions britannique, d’une capacité de 65 000 tonnes, navigue vers l’Océan Indien pour son déploiement inaugural. Le titre grandiloquent de l'impressionnant document de 114 pages publié le mois dernier par le Premier ministre britannique Boris Johnson dit tout – « La Grande-Bretagne mondiale [« Global Britain »] à l'ère de la concurrence: la revue intégrée de la sécurité, de la défense, du développement et de la politique étrangère. » Le document dit assez explicitement à la page 66-69: «L'Indo-Pacifique est le moteur de la croissance du monde: il abrite la moitié de la population mondiale; 40% du PIB mondial; certaines des économies à la croissance la plus rapide; à l'avant-garde des nouveaux accords commerciaux mondiaux; dirigeant et adoptant les innovations et les normes numériques et technologiques; investissant fortement dans les énergies renouvelables et les technologies vertes; et vital pour nos objectifs d'investissement et de chaînes d'approvisionnement résilientes. L'Indo-Pacifique représente déjà 17,5% du commerce global du Royaume-Uni et 10% des investissement extérieurs entrants et nous nous efforcerons de le développer davantage, notamment par le biais de nouveaux accords commerciaux, de dialogues et de partenariats plus approfondis dans les domaines de la science, de la technologie et des données. » Il conclut: «Nous (la Grande-Bretagne) mettrons aussi un plus grand accent qu'auparavant sur l'Indo-Pacifique, reflétant son importance pour nombre des défis mondiaux les plus urgents de la décennie à venir, tels que la sécurité maritime et la concurrence liées aux lois, aux règles et normes. » Le mois d'avril verra encore le ministre français des Affaires étrangères Jean Yves Le Drian arriver en Inde pour poursuivre le dialogue politique avec ce pays et, surtout, le porte-avions Charles de Gaulle de 42 500 tonnes va mener des exercices avec le porte avion indien Vikramaditya en deux phases, dans la mer d'Oman et dans l'océan Indien. Sans cette «vue d'ensemble», l'Inde continuera à dénombrer les arbres qui cachent la forêt. Il y a quatre choses dans la déclaration de la 7e flotte de l'US Navy vendredi qui retiennent l'attention. Premièrement, elle affirme dans la toute première phrase que cette ‘opération de liberté de navigation’ (Freedom of Navigation Operation FONOP) s’est déroulée « à l’intérieur de la zone économique exclusive de l’Inde, sans demander l’accord préalable de l’Inde ». Deuxièmement, la déclaration insiste: « L'Inde exige un consentement préalable pour les exercices ou manœuvres militaires dans sa zone économique exclusive ou sur son plateau continental, une revendication incompatible avec le droit international. Cette opération de liberté de navigation a confirmé les droits, les libertés et les utilisations licites de la mer reconnus par le droit international en contestant les revendications maritimes excessives de l'Inde. » Maintenant, les Indiens ne le savent-ils pas? Bien sûr que si. Mais les États-Unis doivent proclamer à l’ensemble la région de l’Océan Indien (IOR), y compris au Pakistan – ainsi qu’aux capitales européennes - que les grandes ambitions de l’Inde ne resteront pas sans contrôle. Troisièmement, la déclaration de la marine américaine indique que la ‘FONOP’ «démontre que les États-Unis voleront, navigueront et opéreront partout où le droit international le permettra.» Il est intéressant de noter que c’est là le langage anti-Chine usuel d’un Mike Pompeo. En clair, ce n'est pas un événement exceptionnel («rare»). A côté de cela, aujourd’hui, c’est la mer d’Arabie, mais demain ce peut être le golfe du Bengale; c’est un navire de guerre aujourd’hui, mais demain, ce peut être un avion américain qui surgit dans le ciel indien, affirmant la prérogative US d’opérer dans la Zone Economique Exclusive (ZEE) de l’Inde. Quatrièmement, la déclaration a été publiée parce que les Indiens n'ont pas pris au sérieux le fait que les FONOP sont « routiniers et réguliers… comme nous l'avons fait dans le passé ». Vraisemblablement, Delhi a étouffé ces incidents antérieurs. Mais les missions de FONOP « ne concernent pas un seul pays, et elles n’ont pas non plus pour objet de faire des déclarations politiques ». En clair, les États-Unis considèrent la ZEE de l’Inde comme faisant partie des «biens communs mondiaux» où ils exerceront ce qu’ils considèrent être leur prérogative d’agir dans leurs intérêts nationaux suprêmes, comme ils le jugent bon. Le « partenariat déterminant du 21e siècle» avec l'Inde n'empêchera pas Washington de poursuivre les intérêts américains. Le point fondamental est que dans la région de l'océan Indien (IOR), l'Inde ne devrait pas se battre dans une catégorie supérieure à son poids. Ce n'est sans doute pas une coïncidence si Washington a administré cette ferme critique à portée de voix de l'événement virtuel de haut niveau, très médiatisé, du Premier ministre indien Narendra Modi jeudi avec le Premier ministre des Seychelles, Wavel Ramkalawan , pour «l'inauguration en ligne conjointe de plusieurs projets d'aide au développement financés par l’Inde aux Seychelles, et la remise d’un navire de patrouille rapide fourni par l’Inde à l’usage de la Garde côtière des Seychelles. » Modi a appelé de façon théâtrale Ramkalawan le «fils de l’Inde», faisant allusion à la lignée de la famille Bihari de l’ancien pasteur. Mais Washington considère Ramkalawan comme le chef obstinément nationaliste d'une nation insulaire de l'IOR qui est un voisin difficile, séparé par à peine 1894 km d'eaux de Diego Garcia. La création de facilités militaires top secrètes pour l’Inde sur l’île de l’Assomption aux Seychelles est déjà assez malvenue, mais les plans annoncés par Modi de créer une base militaire dans cette nation insulaire sont une proposition entièrement différente. (Pour tout ce que l'on sait, la fuite médiatique porte le cachet des services de renseignement US) Sans surprise, Delhi a donné une réponse molle à l'avertissement du Pentagone - tout droit sortie du livre de règles de Chânakya. Mais maintenant que les navires de guerre américains ont disparu à l'horizon, asseyons-nous sur le sol et réfléchissons tristement à là où toute la mésaventure enivrante du Quad («l’OTAN asiatique») est en train de mener l'Inde. Le cœur du problème est que le bouillonnant sentiment de rivalité des élites dirigeantes face à la montée en puissance de la Chine engendre un état d’esprit malsain. Les commentateurs chinois ont averti à plusieurs reprises l'establishment indien que ses grandes aspirations au pouvoir au sein de l'IOR sont irréalistes. Ils parlaient d'expérience. En fait, contrairement au discours indien selon lequel l'adhésion à Quad peut être exploitée pour extraire des concessions de la Chine, Pékin pense que Quad est davantage un casse-tête géopolitique pour l'Inde et la Russie, mais il n'a intrinsèquement aucun avenir, étant donné ses contradictions internes. Les universitaires chinois ont toujours soutenu que, bien que le courant dominant de la coopération américano-indienne de nos jours ait été la coopération plutôt que la concurrence, « dans le cas spécifique de l'océan Indien, leurs points de vue stratégiques respectifs sur la structure du pouvoir régional sont profondément enracinés, et cela deviendra de plus en plus évident dans le cas d’un glissement de pouvoir »- pour citer l'éminent chercheur chinois Chunhao Lou, directeur adjoint de l'Institut d'études sud-asiatiques des Instituts chinois des relations internationales contemporaines dont le siège est à Pékin. Dans un essai de 2012 intitulé Relations États-Unis-Inde-Chine dans l'océan Indien: une perspective chinoise, cet universitaire ajouté: « Bien que le facteur chinois sera toujours là pour promouvoir la coopération américano-indienne, la ‘théorie de la paix démocratique ‘ cédera le pas. à une politique réaliste, et les intérêts divergents des États-Unis et de l’Inde au sein de l’IOR seront difficiles à concilier. » L’Inde s’en mordra les doigts. |