Les tensions entre la Turquie et la Russie sont utiles à Obama
Source : Asia Times M K Bhadrakumar 28 novembre 2015 La Turquie a peut-être réussi à saborder l'idée d'une coalition internationale sous les auspices des Nations Unies pour lutter contre l'État islamique (EI). Les entretiens de vendredi à Moscou entre le président russe Vladimir Poutine et le président français François Hollande laissent une sinistre impression. Bien sûr, Hollande a transmis ses condoléances pour la mort du pilote russe mardi dernier. C'était un geste significatif, et il contrastait fortement avec la préférence du président étatsunien Barack Obama d’exprimer sa solidarité avec la Turquie. Hollande a ouvertement soutenu la volonté de la Russie de rompre le lien entre la Turquie et l'EI dans le commerce du pétrole. Il a plaidé pour faire ce que la Russie est justement en train de faire, à savoir bombarder sans relâche les convois de l'EI transportant du pétrole qui se dirigent vers la frontière turque. Les pourparlers à Moscou indiquent à nouveau que la Russie a l'intention de lancer une campagne soutenue internationalement pour exposer les liens secrets de la Turquie avec l'Etat islamique. Poutine a révélé que la région adjacente à la frontière turque dans le nord de la Syrie (qu'Ankara décrit comme les territoires traditionnels des tribus turkmènes) est en fait une ruche de terroristes qui ont afflué en Syrie en provenance de nombreux pays (dont la Russie), et de leurs mentors turcs. Poutine et Hollande sont parvenus à un accord selon lequel la Russie et la France vont intensifier leurs efforts conjoints contre le terrorisme. Plus précisément, ils ont convenu d'améliorer l'échange d'informations opérationnelles concernant les cibles terroristes, une coordination "Mil-to-Mil" [cf. http://www.e-ir.info/2011/02/06/mil-to-mil/ ] pour éviter des incidents, et, pour citer Poutine, "pour éviter toute frappe contre des territoires et des forces armées qui combattent eux-mêmes contre les terroristes". Poutine a suggéré que la Russie était prête à aider les groupes de l'opposition syrienne pour lutter contre l'EI. Bien sûr, le sort du président Bashar Al-Assad reste un point où la Russie et la France ont des opinions divergentes. De façon intéressante, Hollande a glissé en passant : « Et il va sans dire que Assad n'a pas de rôle à jouer dans l'avenir de son pays » ; tandis que Poutine était véhément: « Nous convenons tous qu'il est impossible de lutter avec succès contre le terrorisme en Syrie sans opérations au sol, et qu'il n'y a pas d'autres forces aujourd'hui qui peuvent mener des opérations terrestres ... À cet égard, je pense que l'armée du président Assad et lui-même sont nos alliés naturels dans la lutte contre le terrorisme ». Assad n'est pas la priorité aujourd'hui pour la France. Les attentats de Paris ont amené la France plus proche que jamais de la position russe concernant la nécessité impérative d'une coalition internationale pour lutter contre l'EI. Cependant, il reste les impondérables. La grande question est de savoir si le président étatsunien Barack Obama partage l'enthousiasme de Hollande pour que la Russie fasse partie de la coalition menée par les USA. Ce qui importe le plus pour Obama est la disposition de la Grande-Bretagne à retourner sur le champ de bataille du Moyen-Orient. Obama croisera les doigts lorsque le Premier ministre David Cameron défendra sa cause à la Chambre des communes. La priorité d'Obama est la perspective d'un noyau anglo-US émergent au sein de la coalition menée par les USA comme son "cadre en acier", de manière à ce que les choses restent sous contrôle. L'intronisation de la Russie pourrait totalement changer l'alchimie de la coalition, la rendre difficile à manier et finalement fermer la porte à toute perspective future pour l'OTAN de jouer un rôle de peacemaker ou de peacekeeper au Moyen-Orient. La présence militaire de la Russie en Syrie irrite Washington. Du point de vue des États-Unis, l'agenda du changement de régime en Syrie était assez bien compatible avec la lourde saignée des armées d'Assad [par l'EI notamment] - c'est à dire, jusqu'à ce que les Russes soient venu gâcher la fête avec leurs avions de guerre et leur missiles. Plus simplement dit, Washington peut trouver un certain nombre de raisons pour garder les Russes en dehors, en spectateurs. Les tensions turco-russes qui ont éclaté la semaine dernière se présentent comme une splendide occasion d'enterrer en quelque sorte la proposition russe de coalition internationale contre l'EI sous les auspices de l'ONU. Il circule même une ‘théorie conspirationniste’ selon laquelle la Turquie s’était sentait enhardie à abattre l'avion russe juste parce qu'elle avait confiance que cela conviendrait bien à l'ordre du jour étatsunien en Syrie. Bien que M. Erdogan ne soit pas exactement une figure populaire à Washington, Obama s'est empressé de lui exprimer sa solidarité, et a même cherché à légitimer l'action turque de mardi dernier après avoir appris que l'avion russe avait effectivement été abattu dans l'espace aérien syrien. Poutine a souligné lors de sa conférence de presse conjointe avec Hollande que la partie russe avait partagé avec les Étatsuniens de façon confidentielle les coordonnées du vol de mardi dernier (comme prévu dans le cadre du récent protocole bilatéral avec le Pentagone). Poutine a choisi ses mots avec soin: "Nous échangeons des informations avec le Etats-Unis, mais nous sommes très préoccupés par la nature des échanges et les résultats de notre travail commun. Il suffit de regarder: nous avons averti à l'avance nos partenaires US où nos pilotes allaient opérer, à quel moment, et à quels niveaux de vol. La partie étatsunienne, qui dirige la coalition qui comprend la Turquie, connaissait donc l'heure et le lieu des vols. C'est à dire précisément l'heure et le lieu où nous avons été touchés. "Soit les Etats-Unis ne peuvent pas contrôler ce que font leurs alliés, ou bien ils distribuent les informations à gauche et à droite, sans en comprendre les conséquences. Naturellement, nous aurons besoin d'avoir quelques consultations sérieuses avec nos partenaires à ce sujet". Si Obama n'a pas de véritable intérêt pour la liaison avec la Russie dans la guerre contre l'EI, il y a très peu que Moscou puisse faire pour le convaincre du contraire. Poutine ne va pas se prosterner aux pieds US. Toutefois, si l'incident de mardi devait se répéter, Poutine a prévenu : "Nous (la Russie) n'a pas besoin d'une telle coopération, avec qui que ce soit, coalition ou pays". Il est difficile de conjecturer quelles pensées troublées ont dû traverser l'esprit de Hollande lorsqu'il a entendu ces paroles prémonitoires de Poutine, se tenant debout à côté de lui lors de la conférence de presse. Hollande accueille à la fois Poutine et Obama lundi à Paris à la Conférence sur les Changements Climatiques. |