Qui a peur de la paix en Afghanistan ?
Source : Oriental Review M K Bhadrakumar 14 février 2017 La conférence de six pays sur l’Afghanistan qui doit se tenir à Moscou mercredi – avec la Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan – est déjà dans la ligne de mire des États-Unis. Un commentaire de Voice of America a accusé qu’en prenant cette initiative « la Russie est plus intéressée à affaiblir les États-Unis qu’à résoudre les problèmes régionaux ». Le commentaire déplorait que les États-Unis et l’OTAN n’aient pas été invités à la conférence à Moscou. Il a néanmoins admis que les analystes régionaux « observent le développement avec plus d’optimisme ». Washington est extrêmement préoccupée par le « retour » de la Russie en Afghanistan. Les États-Unis craignent que la Russie puisse faire une autre « Syrie » en Afghanistan en précipitant la guerre vers une fin définitive et en effaçant État islamique de l’Hindou Kouch et de l’Asie centrale, ce qui évidemment priverait la présence militaire occidentale illimitée en Afghanistan de sa raison d’être [en français dans le texte]. Cette question est également liée à l’avenir de l’« euro-atlantisme » et à la pertinence de l’OTAN comme organisation de sécurité. Évidemment, les guerres induisent des intérêts corporatifs et la guerre en Afghanistan, qui dure depuis 15 ans, la plus longue dans l’Histoire des États-Unis, a créé une mine d’or se comptant en dizaines de milliards de dollars (la plus grande partie portée disparue). Les « entrepreneurs de guerre » et les politiciens américains qui font pression en leur propre faveur s’en donnent à cœur joie. Il s’avère maintenant que le Pentagone a dépensé des milliards de dollars en salaires pour des « soldats fantômes » afghans qui n’existaient que sur le papier ! Ensuite, il y a la question plus vaste des relations entre les États-Unis et la Russie. Le renseignement américain et le Pentagone ne sont pas favorables à l’idée que le président Donald Trump améliore les relations avec la Russie. Ils rejettent aussi l’idée de Trump selon laquelle l’OTAN est « obsolète ». La guerre d’Afghanistan confirme l’importance de l’OTAN. La logique voudrait que les États-Unis acceptent l’offre de longue date de la Russie de coopérer pour amener la guerre d’Afghanistan à une conclusion positive. Mais les Américains ne veulent rien savoir des Russes. Ils préfèrent continuer de mener une guerre incertaine à leur propre rythme. Bien sûr, la géopolitique intervient, étant donnée l’emplacement stratégique de l’Afghanistan. Pendant ce temps, la guerre civile qui se déroule actuellement dans les bureaux de Washington ente l’administration Trump et les combattants de la Guerre froide – l’expulsion du conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn en est le dernier épisode sauvage – est également nécessaire pour fabriquer à la Russie une image d’« ennemi ». À la lumière de tout cela, le sénateur John McCain a prévu une audition de la Commission sénatoriale des forces armées (qu’il préside) jeudi dernier à propos du « blocage » dans la guerre d’Afghanistan. Le véritable ordre du jour visait à l’évidence à souligner que la Russie « légitime » les Talibans et sabote les États-Unis et l’OTAN. Le commandant suprême américain en Afghanistan, le général John Nicholson, a consciencieusement renvoyé la balle en donnant les réponses appropriées. Nicholson a continué de répéter que la présence militaire étasunienne en Afghanistan est dans l’intérêt de la « sécurité intérieure américaine », un argument qui passe bien auprès de Trump. McCain représente l’Arizona, où se trouve l’industrie d’armement américaine, et Nicholson est un partisan de la guerre en Afghanistan. Ils forment une union parfaite. Le résultat de ces deux heures d’audition spéciale au Sénat est que le même genre de pression, qui a forcé Barack Obama à reculer par rapport à ses promesses électorales de 2008 d’arrêter la guerre et à opter plutôt pour la « poussée » catastrophique en Afghanistan, semble se répéter. Le Pentagone est vraiment préoccupé de ce que la Russie se déplace systématiquement sur l’échiquier. Une « trilatérale » avec la Chine et le Pakistan en décembre à Moscou a posé la base de la création du nouveau format régional à six pays. Pendant ce temps, Moscou a aussi beaucoup travaillé en coulisses pour faire monter Kaboul à bord. La visite du ministre afghan des Affaires étrangères Salahuddin Rabbani à Moscou la semaine dernière a aidé les deux pays à comprendre les intentions de chacun et à harmoniser leurs idées. Si l’on sait comment fonctionne la diplomatie russe dans ces temps dangereux, le prochain mouvement de Moscou sera de tendre la main pour encourager des liens cordiaux entre Kaboul et Islamabad. En effet, dans cette entreprise extrêmement sensible, le « dégel » dans les relations russo-pakistanaises est utile. (Le projet de gazoduc Nord-Sud renforcerait l’influence russe.) Assurément, les discussions entre Rabbani et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov ont déclenché l’alarme au Pentagone. Pendant les 48 heures où se déroulaient les entretiens de Rabbani avec Lavrov à Moscou, Trump a téléphoné au président afghan Ashraf Ghani pour insister sur « l’importance du partenariat stratégique USA–Afghanistan » et sur le soutien des États-Unis au gouvernement de Kaboul. Il est impératif que l’opinion régionale affirme vouloir mettre fin à cette guerre, qui ne fait que donner naissance à de nouveaux groupes terroristes comme État islamique. La position de l’Inde à la conférence de Moscou va dans le même sens. Le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Vikas Swaroop a été cité disant : « L’Inde est un important partenaire de développement de l’Afghanistan et est à ses côtés pour relever les défis, dont le plus important est le terrorisme. L’Inde a toujours cru en une coopération étroite et constructive pour la paix, la stabilité et le développement en Afghanistan. À cette fin, nous participons actuellement à diverses consultations bilatérales et multilatérales. Dans ce contexte, nous sommes heureux d’accepter l’invitation de la Russie à des consultations. » La conférence de Moscou devient une occasion unique d’affirmer l’opinion régionale. Laissons McCain, Nicholson & Co. émigrer au Yémen ou en Libye ou n’importe où et emporter leurs bons filons avec eux. M.K. Bhadrakumar, ambassadeur, est un ancien diplomate de carrière au ministère indien des Affaires étrangères. |