La logique déroutante derrière le retrait de Trump en Syrie
Source : Asia Times M K Bhadrakumar 10 octobre 2019 Le président américain Donald Trump n’est pas connu pour pratiquer le judo. Mais il est possible qu’il ait appris quelques techniques de son homologue russe Vladimir Poutine, ceinture noire. En effet, ce que Trump vient de faire au président turc Recep Tayyip Erdogan découle directement d’un concept physique utilisé en judo. Tirer parti de l’élan de son adversaire est une technique intelligente du judo. S’il vous charge et que vous restez planté sans rien faire, il vous renversera. Mais la vitesse qu’il gagne peut être simplement utilisée contre lui en le tirant vers le haut, ce qui le fera valser à la renverse. Vous pouvez ainsi économiser beaucoup de temps et d’énergie si vous tirez parti de l’élan de votre adversaire. Erdogan avait bruyamment menacé d’envahir la Syrie et de décimer les Kurdes syriens alignés sur l’armée US et installés dans les régions du nord limitrophes de la Turquie. Au cours de l’année écoulée, les États-Unis ont tenté tour à tour d’apaiser Erdogan, de le cajoler ou même parfois de le menacer pour qu’il ne lance pas une incursion dans le nord de la Syrie, à l’est de l’Euphrate. Des poches résiduelles de groupes jihadistes s’y trouvent toujours et des milliers de combattants de Daesh sont détenus dans des camps, sous la surveillance de la milice kurde, ennemie implacable d’Erdogan. Erdogan perd son sang-froid Samedi, Erdogan a perdu son sang-froid et a fixé l’échéance. Estimant que les États-Unis n’avaient pas tenu compte de ses demandes pour nettoyer « le corridor terroriste » le long de la frontière turco-syrienne et qu’ils n’avaient pas respecté l’accord pour instaurer une « zone sécurisée » dans le nord de la Syrie, Erdogan a menacé de prendre les choses en main. Il a annoncé qu’il lancerait unilatéralement une invasion à l’est de l’Euphrate « aujourd’hui ou demain». Erdogan a déclaré: « Nous avons achevé nos préparatifs et notre plan d’action, les instructions nécessaires ont été données… Nous allons mener une opération terrestre et aérienne» . Trump a eu un entretien urgent avec Erdogan. Dimanche, le secrétaire de presse de la Maison Blanche a publié une déclaration dans laquelle il notait la détermination de la Turquie à aller de l’avant "avec son opération planifiée de longue date dans le nord de la Syrie" . La déclaration indiquait clairement que les États-Unis « ne soutiendront pas ni ne participeront à l’opération [turque] » et que le contingent militaire américain dans le nord de la Syrie « ne sera plus dans la zone immédiate » de l’incursion turque. « La Turquie sera désormais responsable de tous les combattants de l’État islamique de la région qui ont été capturés ces deux dernières années à la suite de la défaite du "califat" infligée par les États-Unis. » À quel point Trump et Erdogan ont-ils réussi à s’entendre? Selon un journal turc, Erdogan rencontrerait Trump en novembre. Pris dans un feu croisé? En tout état de cause, Trump ne veut pas que les troupes US soient prises dans un feu croisé entre les Turcs et les Kurdes en Syrie. Dans une série de tweets, il a rappelé que les États-Unis n’avaient aucune raison de rester militairement engagés en Syrie. Trump a tweeté: « Les États-Unis étaient censés rester en Syrie pendant 30 jours, c’est ce qui était dit il y a plusieurs années déjà. Nous sommes restés et nous nous sommes enfoncés dans la bataille sans buts précis. Quand je suis arrivé à Washington, ISIS était en plein essor dans la région. Nous avons rapidement vaincu 100% du califat ISIS, notamment en capturant des milliers de combattants ISIS, principalement venus d’Europe. Mais l’Europe ne voulait pas qu’ils reviennent, ils ont dit aux États-Unis, vous les gardez! J’ai répondu "NON, nous vous avons rendu un grand service et vous voulez maintenant que nous les gardions dans des prisons américaines pour un coût énorme. Ils sont à vous pour être jugés" Ils ont encore une fois dit "NON" en pensant, comme d’habitude, que les États-Unis sont toujours les "gogos" de l’OTAN, du commerce et de tout. » «Les Kurdes se sont battus avec nous, mais ont été payés avec des sommes considérables en argent et en équipement. Ils combattent la Turquie depuis des décennies. J’ai retenu ce conflit pendant près de trois ans, mais il est temps que nous nous sortions de ces ridicules guerres sans fin, dont beaucoup sont tribales, pour ramener nos soldats à la maison. NOUS LUTTERONS LA OU C’EST NOTRE INTÉRÊT, ET NOUS LUTTERONS SEULEMENT POUR GAGNER. La Turquie, l’Europe, la Syrie, l’Iran, l’Irak, la Russie et les Kurdes devront maintenant comprendre la situation et décider de ce qu’ils veulent faire des combattants de l’État islamique capturés dans leur "voisinage". Ils détestent tous l’État islamique et ont été ses ennemis depuis des années. Nous sommes à plus de 11.000 kilomètres et nous écraserons encore ISIS s’il s’approche de nous! » Dans le même temps, RT citait des sources kurdes indiquant que le retrait de l’armée US de certaines parties de l’est de la Syrie était déjà en cours. Comme l’écrivait le poète Yeats, une terrible beauté est née – Trump se prépare enfin à retirer ses troupes de Syrie. Ce surprenant développement a obligé tous les protagonistes à se précipiter comme des poulets sans tête. La première réaction du Kremlin trahit un sentiment de malaise, laissant penser que le bouillant président turc pourrait maintenant causer des migraines à la Russie. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a refusé de s’engager dans une discussion sur la décision inattendue de Trump: « Ce n’est pas à nous de décider quel signal cela envoie. » Il a sobrement rappelé la position russe, à savoir que « toutes les troupes présentes illégalement en Syrie devaient quitter le pays. » L’embarras de la Russie L’embarras de la Russie est compréhensible. Tant qu’Erdogan était aux prises avec les États-Unis, Moscou pouvait rester en recul et profiter de la situation. Mais maintenant, Trump a jeté l’éponge, signalant qu’il en avait assez des crises de colère d’Erdogan. En principe, la Russie devrait se féliciter du retrait des États-Unis. Mais si la Turquie s’installe dans le nord de la Syrie, elle ouvrira une boîte de Pandore . Et à n’en pas douter, Damas s’y opposera. L’Iran a déjà mis en garde la Turquie contre une invasion et a proposé de servir de médiateur avec les Kurdes. La milice kurde résistera à l’armée turque. Damas pourrait saisir l’opportunité de lancer une offensive pour prendre le contrôle d’Idlib dans le nord-ouest de la Syrie aux mains de groupes islamistes radicaux soutenus par la Turquie. La Russie peut se trouver dans la position peu enviable de jouer les intermédiaires sur tous ces fronts. Sans aucun doute, une invasion turque de la Syrie à ce stade compliquera infiniment les démarches délicates de Moscou sur l’échiquier diplomatique pour un règlement syrien. Être à la fois arbitre et protagoniste est une situation impossible, même pour la diplomatie russe. Bien entendu, on ne peut exclure que l’armée turque s’enlise dans un bourbier dans le nord de la Syrie. Les Kurdes jetés du train Trump peut également être certain de se trouver sous le feu des critiques. Les Kurdes disposent d’un lobby actif dans les bureaux de Washington. Déjà les critiques fusent. Trump jette les Kurdes du train, alors que ce sont des alliés des États-Unis. Cela va éroder l’image des États-Unis comme partenaire fiable au Moyen-Orient. Une partie importante du Pentagone et des services de renseignement US voient toujours la Syrie sous le prisme de la guerre froide. Ils estiment qu’une présence militaire US illimitée en Syrie est un impératif stratégique, compte tenu des bases militaires russes implantées dans ce pays. Ce point de vue trouvera écho parmi l’élite politique, les think tanks et les médias opposés à Donald Trump. Mais de son côté, Trump peut miser sur une autre facette de sa décision: il met fin à l’engagement des États-Unis dans une guerre au Moyen-Orient qui ne concerne pas directement les intérêts américains. L’opinion nationale est favorable à ce genre de résultat. De manière générale, le retrait des États-Unis de la Syrie a de profondes implications pour la région. Israël sera encore plus dépendant de la bonne volonté russe. Et la Russie a mis Israël en garde contre une déstabilisation de la situation en Syrie. Si les Turcs se montrent récalcitrants, l’axe russo-turco-iranien en Syrie fera l’objet d’une mort subite. Peskov a déclaré que Poutine n’avait pas encore eu de contacts avec Erdogan. La décision de Trump laisse Erdogan totalement libre d’ordonner à ses troupes d’envahir la Syrie. Mais il va avancer dans le vide laissé par le retrait américain dans des territoires hostiles. Il est peu probable que l’OTAN soutienne la Turquie dans cette aventure risquée. En fait, la Turquie se trouve dans un splendide isolement. Elle ne peut qu’être saisie d’angoisse, se sentir prise au piège d’un cauchemar infini digne de Sisyphe. Comme un ange déchu dans la Voie lactée, la Turquie rejoint l’Arabie saoudite. Fondamentalement, ces développements signifient que les réductions de personnel US au Moyen-Orient s’accélèrent. Trump a clairement fait savoir qu’il n’avait aucune intention d’entrer en guerre avec l’Iran pour protéger l’Arabie saoudite. Maintenant, sa décision sur la Syrie suscitera l’inquiétude des Saoudiens. Trump pourrait adopter très prochainement une approche similaire dans la guerre au Yémen. La situation générale est que les États de la région subissent des pressions pour régler leurs différends et leurs disputes par leurs propres initiatives – ce qui serait effectivement une bonne chose. Il semblerait ainsi que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite cherchent un modus vivendi avec l’Iran. Il est évidemment certain que, lors de sa visite en Arabie saoudite le week-end prochain, Poutine va faire pression pour le concept russe d’une architecture de sécurité collective dans la région du golfe Persique. Dans des commentaires récents, Poutine a suggéré que la Russie et les États-Unis, ainsi que d’autres pays tels que l’Inde, pourraient être des « observateurs » dans un mécanisme de sécurité collective inclusif entre les États du Golfe. Source originale: Asia Times |