Moscou dénonce l’ordre fondé sur des règles étatsuniennes en Europe
Source : INDIAN PUNCHLINE
M K Bhadrakumar
27 mars 2023

La baronne Goldie est une femme politique écossaise expérimentée et un pair à vie qui a été chef du parti conservateur écossais de 2005 à 2011 et ministre d’État à la défense du Royaume-Uni depuis 2019. Elle est tout sauf une fêtarde comme Liz Truss qui a souvent dû ravaler ses paroles indiscrètes, trahissant son ignorance.

Il est certain que la baronne Goldie a parfaitement compris les implications de ce qu’elle a consigné dans une déclaration écrite à la Chambre des Lords le 20 mars, dans sa réponse à la question apparemment anodine de Lord Hylton : « Demander au gouvernement de Sa Majesté si les munitions actuellement fournies à l’Ukraine contiennent de l’uranium appauvri.  » (À propos, Lord Hylton est l’un des 92 pairs héréditaires élus pour rester à la Chambre des Lords ; il est actuellement le membre de la Crossbench qui a siégé le plus longtemps à la Chambre des Lords, depuis 1968, et est un militant dynamique pour la paix et les intérêts des personnes vulnérables et marginalisées).

La réponse de la baronne Goldie a été la suivante : « Parallèlement à l’octroi d’un escadron de chars de combat Challenger 2 à l’Ukraine, nous fournirons des munitions, notamment des munitions perforantes contenant de l’uranium appauvri. Ces munitions sont très efficaces pour vaincre les chars et les véhicules blindés modernes » .

On peut supposer que le ministre britannique de la défense, Ben Wallace, a tenu le 10 Downing Street informé et, plus important encore, qu’il a eu des consultations préalables avec son homologue américain, le ministre de la défense Lloyd Austin, avant que le gouvernement britannique ne fasse l’annonce susmentionnée.

Wallace et Austin sont tous deux des militaires et comprennent pourquoi des munitions contenant de l' »uranium appauvri » sont nécessaires dans la phase actuelle de la guerre par procuration en Ukraine si Kiev veut monter une contre-offensive suffisamment crédible au printemps, lorsque le vent de la guerre tournera nettement en faveur de la Russie dans le Donbass.

De même, les deux parties doivent être bien conscientes que la légalité de l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie reste une question ouverte. En réponse à la campagne de bombardements de l’OTAN, l’ex-Yougoslavie a engagé une procédure devant la Cour internationale de justice, le 29 avril 1999, contre les dix membres de l’OTAN directement impliqués dans l’attaque – Belgique, Canada, France, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Portugal, Espagne, Royaume-Uni et États-Unis – en invoquant une série de violations du droit des nations (qui inclut l’obligation de ne pas utiliser d’armes interdites).

Bien que la CIJ ait rejeté la demande de mesures conservatoires de Belgrade, elle s’est néanmoins déclarée profondément préoccupée par l’usage de la force par les puissances occidentales en Yougoslavie, qui « dans les circonstances actuelles […] soulève de très graves questions de droit international« . On peut noter que les affaires portées par la Yougoslavie contre les pays de l’OTAN restent inscrites au rôle de la CIJ, bien que le requérant ait été démembré.

Ne vous y trompez pas, Washington et Londres répètent sciemment les crimes de guerre commis dans l’ex-Yougoslavie. L’objectif principal de la clique anglo-saxonne est une escalade calculée de la guerre par procuration qui ne manquera pas d’entraîner une réaction vigoureuse de la part de Moscou, aussi prévisible que la nuit suit le jour.

C’est précisément ce qui s’est passé lorsque le président russe Vladimir Poutine a annoncé samedi que la Russie allait déployer ses armes nucléaires tactiques au Belarus. Poutine a lié cette décision à une demande du Belarus en réaction à la déclaration de la baronne Goldie à Londres il y a une semaine.

Plus important encore, Poutine a également fait l’analogie avec les États-Unis qui ont placé leurs armes nucléaires sur les territoires des pays alliés de l’OTAN pendant des décennies.

L’UE et l’OTAN ont réagi violemment à la révélation de Poutine. Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a déclaré dimanche que la décision de Moscou constituait « une escalade irresponsable et une menace pour la sécurité européenne« . Il a promis d’imposer de « nouvelles sanctions » à la Biélorussie !

Une porte-parole de l’OTAN a qualifié la décision de Moscou de « dangereuse et irresponsable« . Il est toutefois intéressant de noter que l’administration Biden a habilement éludé la question, en soulignant que les États-Unis n’avaient vu aucun signe indiquant que la Russie avait déplacé des armes nucléaires vers la Biélorussie ou ailleurs !

Pour faire bonne mesure, le porte-parole du Conseil national de sécurité, John Kirby, a ajouté : « Nous n’avons en fait vu aucune indication qu’il (Poutine) ait l’intention d’utiliser des armes nucléaires, point final, en Ukraine« .

Mais Poutine a également précisé que la Russie achèverait d’abord la construction d’une installation de stockage d’armes nucléaires tactiques au Belarus avant le 1er juillet.

Kirby s’est trompé. Quel est le plan ? Tout d’abord, la clique anglo-saxonne espère que cette question créera davantage d’inquiétude et d’insécurité en Europe vis-à-vis de la Russie et qu’elle ralliera les pays européens derrière l’administration Biden à un moment où des lignes de fracture apparaissent au sein de l’alliance transatlantique à propos d’une guerre prolongée en Ukraine qui pourrait s’avérer catastrophique pour les économies européennes.

Toutefois, Washington a du mal à répondre à la remarque de Poutine selon laquelle la Russie ne fait que ce que les États-Unis font depuis des décennies. Le fait est que l’engagement mutuel de ne pas déployer d’armes nucléaires dans des pays tiers était l’une des propositions faites par Moscou à Washington en décembre 2021, au même titre que l’engagement que l’Ukraine ne rejoindrait pas l’OTAN. Les États-Unis n’en ont pas tenu compte et ont au contraire précipité, de manière très volontaire, l’opération militaire spéciale russe en Ukraine.

Le nœud du problème est que, comme lors de la crise des missiles de Cuba en 1962, la décision russe d’installer des armes nucléaires tactiques au Belarus est une mesure de rétorsion visant à attirer l’attention sur les missiles américains stationnés à proximité de ses frontières. (On estime qu’une centaine d’armes nucléaires sont stockées dans des emplacements situés dans cinq pays européens : Belgique, Allemagne, Italie, Pays-Bas et Turquie).

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Pire encore, les États-Unis pratiquent un arrangement controversé connu sous le nom de « partage nucléaire« , en vertu duquel ils installent des équipements nucléaires sur les avions de chasse de certains pays de l’OTAN non dotés d’armes nucléaires et forment leurs pilotes à effectuer des frappes nucléaires avec des bombes nucléaires américaines. Cela se produit alors que les États-Unis, en tant que partie au traité de non-prolifération nucléaire (TNP), ont promis de ne pas remettre d’armes nucléaires à d’autres pays, et que les pays non nucléaires participant à l’accord de partage de l’OTAN ont eux-mêmes promis de ne pas recevoir d’armes nucléaires de la part des États dotés d’armes nucléaires !

L’année dernière, l’OTAN a déclaré que sept pays de l’OTAN avaient fourni des avions à double capacité pour la mission de partage nucléaire. Il s’agirait des États-Unis, de la Belgique, de l’Allemagne, de l’Italie, des Pays-Bas, de la Turquie et de la Grèce. Et tous sont signataires du TNP !

Bienvenue dans l' »ordre fondé sur des règles » ! Ce qui est parfaitement admissible pour l’Occident est interdit à la Russie !

Enfin, la pirouette diplomatique de la baronne Goldie a une autre dimension : La décision de la Grande-Bretagne d’envoyer des armes à l’uranium appauvri en Ukraine confirme sa réputation d’État le plus imprudent et le moins scrupuleux de tout l’OTAN.

Il ne fait aucun doute que les munitions à uranium appauvri sont radioactives et toxiques et que leur utilisation intensive pendant les guerres de Yougoslavie et d’Irak a été liée à des malformations congénitales et à des cancers. Elle a été associée au « taux le plus élevé de dommages génétiques dans une population jamais étudiée » à Falloujah, la ville soumise à deux sièges américains brutaux lors de l’invasion de l’Irak.

La toxicité des munitions à l’uranium appauvri a été reconnue par de nombreux pays de l’OTAN et le Parlement européen a demandé l’interdiction de leur utilisation. À la suite du décès de 366 soldats italiens souffrant d’affections liées à cette substance, l’Italie a légiféré en 2019 pour permettre aux vétérans de poursuivre plus facilement en justice les dommages causés par l’exposition à l’uranium appauvri.

Pourquoi la Grande-Bretagne se comporte-t-elle comme une anomalie ? La Grande-Bretagne semble créer des conditions en Europe pour justifier le stationnement de bombardiers américains à armement nucléaire à Lakenheath dans le Suffolk, qui ont été retirés en 1991 conformément au traité sur les forces nucléaires intermédiaires.

Le mouvement pacifiste britannique est moribond. Il faut s’attendre à ce que les bellicistes et les élites russophobes du Royaume-Uni profitent de la riposte russe en Biélorussie pour exiger une nouvelle escalade coup pour coup. Attendez-vous à ce que des bombardiers américains retournent à Lakenheath dans un avenir proche.

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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