Art de gouverner : du bon usage de la menace et des conflits potentiels
Marion Jacot-Descombes 31 janvier 2024 C'était le 29 novembre 2023 : "La transformation entreprise par l’armée belge vise à faire en sorte que la Défense soit prête à temps pour un éventuel conflit qui se produirait dans les prochaines années … Ce qui me préoccupe, c’est que la transformation de la Défense belge soit (réalisée) à temps pour être prête pour des conflits potentiels ou des crises (qui se produiraient) dans les prochaines années. Je ne sais pas quand …" ainsi s'exprimait l'amiral belge Michel Hofman, devant un parterre de journalistes, au siège de l’état-major général à Bruxelles. Etre prêt pour des conflits potentiels, ou des crises … cette même préoccupation se trouvait déjà dans le dernier concept stratégique de l'OTAN, celui adopté le 29 juin 2022 : « La compétition stratégique, l’instabilité et les chocs répétés sont autant de traits qui caractérisent notre environnement de sécurité au sens large. Nous sommes face à des menaces d’envergure planétaire, liées les unes aux autres… Des compétiteurs stratégiques testent notre résilience et tentent d’abuser de l’ouverture et de l’interconnexion de nos pays ainsi que de la transformation numérique qui s’y opère. Ils s’ingèrent dans nos processus et institutions démocratiques et mettent en danger la sécurité de nos concitoyens en ayant recours, directement ou via des intermédiaires, à des procédés hybrides. » Cette volonté de combattre ce qui n'est pas encore, mais pourrait arriver, on ne sait ni où, ni quand, c'est Georges W. Bush qui semble l'initier, en juin 2002, lorsqu'il lance sa guerre contre le terrorisme : « Si nous attendons que les menaces se matérialisent pleinement, nous aurons trop attendu. La défense du territoire et la défense antimissile font partie d’une sécurité renforcée, et ce sont des priorités essentielles pour l’Amérique. Cependant, la guerre contre le terrorisme ne sera pas gagnée sur la défensive. Nous devons prendre la bataille à l’ennemi, bouleverser ses plans et affronter les pires menaces avant qu’elles n’émergent. Nous sommes entrés dans un monde où la seule voie vers la sécurité est la voie de l’action. Et cette nation agira. » Pour mémoire : Afghanistan (2001), Irak (2003), Libye 2011), Syrie (2014) … Appareil guerrier et impérialisme capitaliste agissant en symbiose, cohabitant dans le même champ d'émergence. Non plus la prévention et/ou la dissuasion, mais la préemption Si l'on prétend agir contre ce qui n'est pas, mais pourrait être, les politiques de prévention, et surtout celles de dissuasion, auxquelles on a eu recours pendant la guerre froide, ne font plus l'affaire puisque celles-ci s'adressent à des risques ou dangers bien identifiés, objectifs, et se construisent sur ce qu'elles en observent. Il va donc falloir changer de logique, agir de manière préemptive. L'action préemptive est une intervention sur le possible, sur ce qui n'a pas encore pris corps ; ce qui demande de configurer l'agir non plus sur ce qu'on observe dans le monde réel mais sur des dangers potentiels, qu'il s'agit d'imaginer, et d'en configurer aussi les conditions d'apparition, afin de pouvoir les contrecarrer. Comme on ne connaît ni la nature, ni le lieu, ni l'heure, du danger, il va falloir renoncer à toute présomption d'innocence, appréhender toute situation comme grosse de menaces possibles, sur le mode de l'urgence, et se tenir sur un pied de guerre permanent. Préempter : attaquer le premier, avant que quelque "autre" y songe, dresser un piège, l'y attirer et l'y désintégrer. Hantés par le spectre de la menace Quel effet sur l'humeur, la tonalité, du pouvoir lorsque celui-ci néglige d'envisager la dimension positive du possible, le réduisant à la seule dimension du mal et de la menace, et à la nécessité de contrecarrer celle-ci avant même qu'elle ne prenne forme ? La population, les territoires, à gouverner, sont scrutés comme un environnement susceptible à tout moment de changer de qualité, l'innocent, l'habituel, suspectés de couver l'hostile. Une population dont, dorénavant, les gestes les plus quotidiens sont enregistrés sous forme de données informatiques, données dont on ne sait à quelles fins serviront ces moyens, faims commerciales ou policières ; des territoires jugés difficiles et balayés par l'œil de caméras auxquelles on n'enseigne pas l'oubli. La tonalité affective néfaste contamine d'autres zones et modes d'agir de nos instances politiques, répandant l'image d'un environnement appréhendé comme porteur de menaces, du sanitaire au militaire, du local au planétaire : épidémie, circulation, inondations, terrorisme…), image disséminée – codée-ancrée dans l'imaginaire de la population sous la forme d'un trio de couleurs : jaune, orange, rouge. Rassembler la population non plus avec le progrès social pour horizon, mais sous la houlette de la peur, sous l'autorité des bergers qui décident de l'ennemi commun, proclamé tel, aujourd'hui - mais demain interchangeable - sans procès ni débat, diabolisé, personnifié souvent sous les traits de son dirigeant. Aux marges du légal, à distance du légitime Mobiliser contre le possible, réduit à la menace, au mal, plutôt que mobiliser pour le bâtir ensemble, conduit à imposer à la population – et faire avaliser par elle - des mesures préemptives peu respectueuses du droit. Entorses aux droits humains et démocratiques : fichages, écoutes, marquage chimique de manifestants, arrestations administratives, assignations à résidence, droit d'asile bafoué. Poursuites au finish, par peur du "ce qui pourrait être", ou "arriver", de jeunes qui prennent la fuite face à un contrôle d'identité - dont certaines se sont transformées en pièges mortels. Confusion instillée, chez l'électeur, lors de certains discours (politiques, médiatiques) entre extrême gauche et extrême droite, excommuniés sous l'étiquette commune de "menaces pour la démocratie", ou "populisme", au détriment de l'analyse et des libertés d'opinion et d'expression. Violations du droit international aussi : blocus, murs de béton, barbelés, incursions (Gaza) , alliances militaires s'étendant aux portes d'un "ennemi potentiel" (OTAN) ; assassinats ciblés dans des pays tiers (USA, Israël …) asphyxie de pays décrétés "ennemis" ou "terroristes" par le recours à des sanctions économiques, blocus, gels et vols d'avoirs). L'embrigadement d'une population dans une vision du possible comme menace, devient, de mode de gouverner, un mode de vie pour les gouvernés ; ce qui favorise une soumission, consciente ou non, voire un acquiescement à ce que les gouvernants définissent, entendent et traitent comme menace. Ce mode de gouverner et la soumission qu'il induit contribuent à créer une "individuation collective", basée sur ses seules prémisses, sans ouverture ni examen de points de vue extérieurs. Ce qui devrait nous inquiéter en ce que celle-ci est la marque du fascisme. |