Comme un air déjà entendu...
Erik Rydberg 1er mai 2024 Dernière rengaine de la chorale atlantiste: les chars d'assaut sont à nos portes! Quiconque n'a pas la mémoire courte sait de quoi il retourne. Farandole usée comme la corde. Il faut être frappé d'une surdité cadavérique pour n'avoir pas entendu la mélodie. On l'a entendue mâlement bégayée par le président de la République française. Et claironnée par les mégaphones de l'Otan. Et reprise en chœur par la presse écrite et audiovisuelle. Partout, le même refrain: les tanks russes sont à nos portes! Avec le message: il faut, de l'aride Laponie aux étincelantes Asturies, de la brave petite Côte belge aux antiques contreforts des Alpes, se préparer à la guerre. Toute l'Europe, comme un seul homme. Ça peut faire sourire. Inquiéter un peu tout de même, aussi. Et puis, chez les mélomanes, faire naître une impression de déjà entendu. La peur du Rouge n'est pas que folklorique. Il a allure d'incontinante continuité. Depuis la naissance de l'État ouvrier soviétique, il s'est à peine passé une année sans que, en actes et en paroles, les classes régnantes occidentale n'ont cherché à rayer de la carte l'intolérable, à savoir que, là-bas, lesdites classes régnantes ont été réduites à néant. La fin de l'URSS n'en a pas été le terme. C'est que la Russie nouvelle n'a pas joué le jeu. Elle a refusé le rôle d'enclave dans l'ordre mondial voulu par Washington. Ni fait siennes les "valeurs" équivoques que l'Union européenne brandit en étendard normatif. Par des actes et des paroles, donc. Parmi ces dernières: l'épouvantail d'une invasion russe en Europe. Les tanks russes! Prêts à foncer sur nous! On en trouve l'ébauche chez Churchill, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans son discours de 1946 passé à la postérité sous le nom du Discours sur le Rideau de fer1. S'il y écarte l'idée d'une Russie prête à guerroyer, il verse d'abondantes larmes de crocodiles sur les pays, "de la Baltique à l'Adriatique", prisonnières de la "sphère soviétique", sans dire mot évidemment de ce qu'il en fut, avec Staline, l'artisan2. Et pointe les "tendances expansionnistes" de l'URSS, prenant notamment forme de "cinquièmes colonnes communistes". Le général de Gaulle enchaîne peu après. Dans son Appel au rassemblement sur la France, février 1950, la "sphère" communiste, grossie par la Chine rouge, dit-il, "dresse sa menace devant nous", et à distance de chars d'assaut encore bien: la France "se trouve au contact immédiat de cette masse, dont la frontière ouest est à trois heures d'auto du Rhin et dont la frontière sud-est borde nos postes du Tonkin."3 Tremblez, citoyens! Faut-il joindre à la liste le petit Paul-Henri Spaak, "un des plus néfastes personnages de l’histoire contemporaine de la Belgique" selon la formule de Marcel Liebman? Disons juste que son discours dit "de la peur", aux Nations unies, en 1948, était bien dans l'air du temps. S'adressant à la délégation soviétique: "Savez-vous quelle est la base de notre politique ? C'est la peur. La peur de vous, la peur de votre Gouvernement, la peur de votre politique." Il y aura comme apothéose avec le tube qui a connu son heure de gloire en France dans les années septante et quatre-vingt. Lancé en 1974 lors de la présidentielle opposant Mitterrand à d'Estaing, repris en 1981 contre le premier, il faisait appel à la grosse caisse rythmé par le bruit de bottes; "Si la gauche l'emporte, on verra les chars soviétiques place de la Concorde."4 Tremblait-on dans les chaumières? Alors que cependant, le fait historique est aussi incontesté que peu diffusé, jamais Moscou n'a caressé le projet d'étendre ses frontières au-delà de la Russie, ni à l'époque soviétique, ni aujourd'hui, sous Poutine. La chansonnette, elle, pourtant, n'a pas pris une ride. Que ce soit à Washington, à Bruxelles ou à l'Otan, elle est aussi assourdissante que les pires navets de l'Eurovision. Et les "experts" salariés de monter sur le wagon. François Reynaert, historien: "Pour Poutine, les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part" (19/11/23); Jean-Maurice Ripert, ambassadeur: "Poutine ne reculera devant rien pour poursuivre l’expansionnisme néocolonial russe" (29/2/24); Dominique Moïsi, conseiller, Institut Montaigne: "Vladimir Poutine, en marche vers un nouvel impérialisme russe ?" (7/2/22). Etc, sur la Toile, on a l'embarras du choix. Le bourrage de crâne a ceci de réjouissant. Il n'est que trop apparent. 1. Texte original: https://www.nationalchurchillmuseum.org/sinews-of-peace-iron-curtain-speech.htm
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