La devise banderiste « Slava Ukraïna » aux portes d’Idlib |
L’offensive islamiste en cours en Syrie a surpris de nombreux observateurs, d’une part par son côté soudain et coordonné, mais aussi par l’utilisation intensive de drones-kamikazes de type First person view (FPV), une technologie que n’étaient pas censés maitriser les groupes djihadistes basés dans la poche d’Idlib, accolée à la frontière turque.
Intervenant à propos de ce conflit au Conseil de sécurité de l’ONU, l’ambassadeur russe Vassily Nebenzia a déclaré, le 3 décembre, que des groupes islamistes, dont l’Organisation de libération du Levant (Hayat Tahrir al-Sham, HTS), « non seulement n’ont pas caché le fait qu’ils sont soutenus par l’Ukraine, mais l’affichent ouvertement ». Il pointait du doigt les services secrets ukrainiens, soit la Direction générale du renseignement (Holovne upravlinnia rozvidky, HUR), dépendant du ministère de la Défense de Kiev qui, selon lui, « livre des armes » aux insurgés et « forme les combattants du HTS aux opérations de combat »[1].
Or, trois jours plus tôt, le Kyiv Post, organe proche des autorités de Kiev, rapportait que, selon des informations circulant sur « certains réseaux sociaux islamistes », des groupes armés de la poche d’Idlib ont reçu « de l’entrainement opérationnel des forces spéciales du groupe Khimik » de la HUR. Cette formation se serait concentrée sur les tactiques développées pendant la guerre en Ukraine, en particulier l’utilisation de drones. Parmi les bénéficiaires de ce soutien, il y aurait non seulement la HTS, mouvement issu d’Al-Qaida et considéré comme terroriste notamment par les États-Unis, l’Union européenne et la Turquie, mais aussi le Parti islamique du Turkestan (PIT), classé terroriste par l'ONU[2].
Une telle collaboration ne surprenait pas le Kyiv Post, véritable porte-voix de la HUR, qui avait déjà publié, en juin, une vidéo montrant plusieurs attaques menées par des « rebelles syriens » et cette même unité Khimik contre des positions, des véhicules et des patrouilles russes déployés sur le plateau du Golan[3]. Plusieurs postes d'observation de l’armée russe sont en effet installés dans la partie restée sous contrôle syrien du plateau afin de servir de « tampon » entre les forces israéliennes et le Hezbollah[4]. À la fin juillet, toujours selon le Kyiv Post, Khimik aurait mené une « frappe complexe » visant de l’équipement militaire russe stocké sur un aéroport à l’est d’Alep puis, le 15 septembre, une attaque à l’explosif contre une « base militaire russe » utilisée pour fabriquer et tester des drones, au sud-est de la même ville[5].
De source turque, on apprenait également que, le 18 juin, une délégation ukrainienne avait rencontré à Idlib des responsables de la HTS pour leur fournir 75 drones contre la libération de djihadistes géorgiens et tchétchènes, dont d’anciens membres d'Etat islamique, afin de les envoyer combattre en Ukraine[6]. Enfin, selon le journal pro-gouvernemental syrien Al-Watan, 250 instructeurs ukrainiens seraient venus à Idlib pour former des militants de la HTS et du PIT à la fabrication et à l'utilisation de drones. En échange, ces organisations se seraient engagées à envoyer un détachement de leurs combattants sur le front contre la Russie[7].
Il est intéressant de noter que, déjà en avril 2023, le Washingon Post évoquait un plan de la HUR pour attaquer les forces russes présentes en Syrie. Soucieux de ne pas provoquer Moscou alors qu'eux-mêmes occupent illégalement le nord-est du pays, les États-Unis auraient réussi à calmer les ardeurs de Kiev et le président Zelensky aurait renoncé au projet en décembre 2022. En outre, consultés à ce sujet, Ankara et les Kurdes des Forces démocratiques syriennes, alliées à Washington, auraient également émis des réticences car craignant un retour de flamme russe[8].
Le plan de la HUR a donc finalement été sorti du frigo et mis en œuvre. On ignore encore si Washington lui a donné son feu vert, mais il serait peu vraisemblable que la Turquie – qui contrôle militairement l’enclave d’Idlib et dont les relations avec Moscou sont décidément complexes – n'ait pas au moins tacitement approuvé les activités des services ukrainiens à Idlib ainsi que l’opération djihadiste en cours en Syrie.
Rebelles maliens posant avec les drapeaux ukrainien et de l'Azawad |
Le conflit russo-ukrainien jusqu’au cœur du Sahara
La HUR recherche également l’affrontement avec des forces russes sur d’autres théâtres de conflit, en particulier en Afrique. Les combats les plus spectaculaires ont eu lieu à la fin juillet 2024 à Tinzaouatène, dans le nord du Mali, à proximité de la frontière algérienne. Alors que l’armée malienne, secondée par le groupe paramilitaire russe Wagner, tentait de reprendre pied dans une région qui lui échappe depuis 2012, elle a été victime d’une sanglante embuscade menée par des séparatistes touarègues, coalisés au sein du Cadre stratégique pour la défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA) et appuyés par des drones de combat. Une quarantaine de soldats maliens y auraient laissé la vie ainsi que plus de 80 Russes. Jamais, en sept années d’activités sur le terrain africain, Wagner n’avait connu une telle déroute ! Par ailleurs, pour la première fois, l’utilisation de drones de combat par un groupe armé non-étatique était documentée en Afrique.
Coup de théâtre deux jours plus tard quand le porte-parole de la HUR déclarait à la télévision ukrainienne que « les rebelles ont reçu l'information nécessaire, et pas seulement de l'information, qui a permis une opération militaire réussie contre les criminels de guerre russes »[9]. Ces allégations étaient confirmées par d’autres sources, qui précisaient notamment que les services ukrainiens formaient le CSP-DPA à la fabrication et au maniement de drones[10].
La HUR a également été active au Soudan, de la mi-2023 au début 2024, aux côtés de l’armée régulière du général Fattah al-Burhan en guerre contre les forces spéciales des Rapid Support Forces (RSF), celles-ci soutenues alors par Wagner. Cependant, en avril, Moscou et le général al-Burhan ont conclu un accord prévoyant, notamment, une assistance militaire russe en échange de l’expulsion de la HUR, tandis que Wagner – sous étroit contrôle du Kremlin depuis la mort de son fondateur Yevgeny Prigozhin en août 2023 – devait cesser tout soutien aux RSF.
Bien loin de ses frontières, Kiev peut, certes, revendiquer quelques succès militaires contre les forces russes. Mais, sur le plan diplomatique, l’Ukraine se retrouve perdante. En effet, la fanfaronnade du porte-parole de la HUR à propos de Tinzaouatène a été très mal accueillie en Afrique, entrainant notamment la rupture des relations diplomatiques avec le Mali et le Niger, tandis que la CEDEAO – organisation regroupant la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest – a « désapprouvé et condamné fermement » cette « ingérence extérieure », sans toutefois en préciser l’origine.
Le soutien aux mouvements séparatistes ou, autrement dit, la remise en question des frontières existantes font l’objet d’un rejet épidermique de pratiquement tous les Etats africains, dont plusieurs ont subi de sanglants conflits de ce type. De plus, déplacer l’affrontement russo-ukrainien en terre africaine éveille de mauvais souvenirs de la guerre froide, quand certains d’entre eux étaient des pions aux mains des grandes puissances. En même temps, de plus en plus lassés des « partenariats » sans issue avec les puissances occidentales, ces États recherchent d’autres alliés, en particulier la Chine sur le terrain économique et la Russie sur celui de la sécurité, ce que vient de confirmer l’annonce quasi-simultanée de la fermeture des bases françaises au Sénégal et au Tchad.
Parallèlement, le soutien quasi-déclaré de la HUR aux djihadistes de Syrie, s’il ne devrait pas déranger outre-mesure un Occident habitué à collaborer occasionnellement avec ceux qu’il qualifie ordinairement de « terroristes », pourrait encore diminuer le faible soutien du monde arabe à la cause ukrainienne[11]. Au bénéfice de Moscou qui apparait de plus en plus comme la garante de l’intégrité territoriale des États du Moyen-Orient comme d’Afrique, voire d’un monde plus stable.
[1] "Openly Flaunting": Russia Accuses Ukraine Of Aiding Rebel Group In Syria, NDTV World, 4 décembre 2024.
[2] Kateryna Zakharchenko, Russian Forces Suffer Major Losses in Syria, Commander Fired as Hundreds Go Missing Kyiv Post, 1er décembre 2024. Traduction française : Syrie: Les forces spéciales ukrainiennes collaborent à l'assaut terroriste à Alep, Alerte OTAN, 2 décembre 2024.
[3] Kateryna Zakharchenko, Exclusive Video: Ukrainian Special Forces and Syrian Rebels Decimate Russian Mercenaries in Syria, Kyiv Post, 3 juin 2024.
[4] Russian forces establish observation point in Syria near Israeli-occupied Golan Heights: monitor, The New Arab, 1er septembre 2024.
[5] Kateryna Zakharchenko, Exclusive: Ukraine’s HUR Special Forces Target Russian Drone Base in Syria, Kyiv Post, 16 septembre 2024.
[6] Tevfik Kadan, Kiev HTŞ’den savaşçı istedi », Aydinlik, 9 septembre 2024 ; Ukraine offers ‘drones-for-fighters’ deal to Syrian extremist group: Report, The Cradle.co, 10 septembre 2024.
[7] Scores of Ukrainians training militants in Syria – media, RT, 18 septembre 2024.
[8] Evan Hill, Alex Horton, Ukraine planned attacks on Russian forces in Syria, leaked document shows, The Washington Post, 20 avril 2023.
[9] Shaun Walker, Ukraine military intelligence claims role in deadly Wagner ambush in Mali, The Guardian, 29s juillet 2024.
[10] Paul Melly, Le rôle de l'Ukraine dans la défaite de l'Africa Corps russe pourrait-il se retourner contre elle ?, BBC News, 12 août 2024.
[11] Ainsi, la dernière résolution de l’Assemblée générale de l’ONU sur l’Ukraine, demandant aux troupes russes d’évacuer la centrale nucléaire de Zaporizhzhia (A/RES/78/316 du 15 juillet 2024), a été approuvée par 99 Etats, mais par un seul membre de la Ligue arabe (le Qatar), la plupart s’étant abstenus. De même, seuls 15 Etats membres de l’Union africaine (sur 55) ont approuvé cette résolution. Voir UN News, Voting Result, X, 11 juillet 2024.