Voilà que les raisons « humanitaires », qui avaient si efficacement servi à justifier le bombardement de la Yougoslavie en 1999, semblent toujours d’usage pour, cette fois, parachever la besogne en ordonnant le silence forcé de son ancien président. Ainsi, les juges du Tribunal pénal international (TPI) de La Haye, faisant preuve d’une soudaine sollicitude pour l’état de santé de Slobodan Milosevic ont estimé, ce jeudi 2 septembre, qu’il est « trop malade pour assurer lui-même sa défense » et ont décidé de lui imposer les « services » de deux avocats, travaillant pour le compte dudit Tribunal. Pour justifier leur décision, les juges ont cité les rapports de médecins, eux aussi, nommés par le TPI, reprochant à l’accusé de ne pas suivre la médication prescrite. Le patient rétorqua que celle-ci provoquait chez lui de profondes somnolences l’empêchant de préparer convenablement sa défense et qu’il préférait le traitement prescrit par son médecin habituel. Notons que le TPI a refusé que l’avis de médecins indépendants soit pris en compte.
Certes, Milosevic souffre réellement de problèmes cardiaques, qui ont entraîné divers retards au cours de la première phase du procès. C’est pour s’assurer de pouvoir achever celui-ci d’ici un an que les juges disent avoir pris la décision, inédite dans les annales judiciaires, même des pires dictatures, d’interdire à l’ancien président de se défendre. Mais d’autres motivations effleurent : la veille de cette décision, des responsables anonymes du TPI reconnaissaient que priver à Milosevic de la possibilité de se défendre lui-même, était la « seule solution » pour éviter qu’il ne donne un contenu trop politique au procès.
Effectivement, les juges ont réussi à couper abruptement la plaidoirie que le dirigeant serbe avait commencée ce mardi 31 août, dénonçant avec une vigueur, remarquable pour un malade, l’illégalité du Tribunal et montrant du doigt ceux qu’il estime être les véritables responsables de la tragédie yougoslave. Combatif, de l’avis unanime des médias, l’accusé retourna les accusations en dénonçant combien l’éclatement de la Yougoslavie fut d’abord le résultat des appétits géopolitiques de l’Allemagne pour les Balkans, avec la complicité de nostalgiques du IIIème Reich, tant du coté allemand que du coté croate. Il souleva aussi le rôle du Vatican et de la hiérarchie catholique croate, attisant la rébellion militaire contre l’autorité centrale de Belgrade, alors capitale d’une République fédérale multiethnique. Il accusa les forces de sécurité allemandes et étasuniennes d’avoir participé à la formation et à l’armement de l’UCK afin d’exacerber les affrontements interethniques au Kosovo et de déstabiliser ce qui restait de la Fédération. Il dénonça enfin l’hypocrisie suprême de ceux que firent appel alors aux forces les plus agressives de l’intégrisme islamique, dont les réseaux Ben Laden, pour fomenter, au nom de la démocratie et des droits de l’homme, des troubles d’une violence extrême tant en Bosnie qu’en Kosovo. Le tout ayant comme objectif réel d’en finir, une fois pour toutes, avec cette Yougoslavie qui restait une expérience iconoclaste et dérangeante, avec ses relents du socialisme, au milieu d’une Europe lancée dans une course effrénée et euphorique vers le néo-libéralisme.
Pour avoir osé dire tout cela, ou plutôt pour avoir seulement commencé à le dire, il fallait impérativement et de toute urgence faire taire l’accusé sans crainte de bafouer les droits plus élémentaires de la défense. Le TPI n’en est pas à son coup d’essai en la matière. Depuis sa création il y a une décennie, il a modifié plusieurs fois ses règlements et procédures, au gré des circonstances, exempté de tout contrôle extérieur. Les témoins à charge peuvent être anonymes et tous les moyens sont bons pour les faire parler : réductions de peines s’ils sont eux-mêmes inculpés ou s’ils chargent, même sans preuves, l’ancien Président, voire emprisonnement pour « outrage à la cour » s’ils ne sont pas assez loquaces.
Le fossé entre les moyens mis à la disposition de l’accusation et de la défense est saisissant. Les procureurs, secondés par des centaines d’enquêteurs ayant travaillé pendant plusieurs années, ont eu droit à trois journées pour introduire leurs accusations contre Milosevic, et leur fumeux concept d’« entreprise criminelle commune », permettant d’inculper tout responsable politique pour des actes commis sur le champ de bataille, même dans un pays voisin. L’accusé, privé d’accès à Internet et même, lors des campagnes électorales serbes, au téléphone, n’a eu droit qu’à quatre heures pour introduire sa défense.
Caricature de justice des vainqueurs, le TPI n’a d’autre fonction que de blanchir les responsabilités de l’Occident dans les guerres yougoslaves. Le procureur Del Ponte en avait déjà fait la démonstration lorsqu’elle refusa, début 2000, d’ouvrir ne fut-ce qu’une enquête sur l’éventualité de crimes de guerre commis par l’OTAN durant sa campagne de bombardements de l’année précédente. Lorsque Amnesty International avait affirmé que l’OTAN était bel et bien responsable de crimes de guerre, elle s’était bornée à rétorquer que « nos experts sont plus experts que les experts d’Amnesty International ». La comparution du général Wesley Clark, celui qui dirigea les 78 jours de bombardement, comme témoin de l’accusation contre Milosevic illustra de manière particulièrement ubuesque la servilité du TPI envers Washington. Au mépris de ses propres règles et de celles de tous les tribunaux du monde, Clark fut autorisé, pendant l’audience à huis clos, à téléphoner et à réceptionner des fax de son ancien chef, Bill Clinton. En outre, son témoignage a été partiellement censuré par le Département d’Etat US avant sa publication.
Milosevic bâillonné, il sera plus facile d’esquiver tout ce qui pourrait rappeler le fiasco des prétendus projets de développement démocratique et des droits de l’homme dans les protectorats balkaniques de l’Occident, comme au Kosovo livré à la mafia et aux fanatiques de la pureté ethnique. Le bouc émissaire réduit au silence, l’historiographie officielle de la tragédie yougoslave ne risque plus d’être troublée par les intempestifs écarts d’un accusé prié désormais d’attendre, sans broncher, sa condamnation à la perpétuité.