Pr. Kosta Cavoski
D'une manière tout à fait inattendue pour une opinion non initiée, Caria del Ponte, le procureur du TPI de La Haye, a rendu public, le 20 octobre 2003, un acte d'accusation contre les généraux de l'armée yougoslave Nebojsa Pavkovic et Vladimir Lazarevic, ainsi que les généraux de la police yougoslave Sreten Lukic et Vlastimir Djordjevic. Cet acte d'accusation restera mémorable par la façon dont on a échafaudé le concept d'association criminelle, qui, outre les quatre généraux cités ci-dessus, englobe également les plus hauts responsables yougoslaves et serbes.
Afin de faciliter la compréhension et la portée d'une telle construction, on utilisera l'exemple suivant. Supposons que, pendant l'agression du pacte Atlantique contre notre pays (Serbie + Monténégro) en 1999, quand furent commis de nombreux et graves crimes de guerre, le procureur de l'époque du TPI, Louise Arbour, ait, dans le but d'établir la responsabilité pénale des principaux coupables, mis en lumière l'association criminelle constituée par Bill Clinton, Tony Blair, Jacques Chirac, Gerhard Schröder, Javier Solana, Wesley Clark et d'autres hauts dignitaires des pays du pacte Atlantique et leurs principaux chefs militaires. Ceci aurait non seulement provoqué des conséquences politiques incroyables mais aurait été également considéré, du point de vue juridique, comme insuffisamment crédible et contestable.
Car, pourquoi, par exemple, le Premier ministre d'Espagne ou celui d'Italie auraient-ils été pénale ment responsables de l'attaque d'un avion américain sur un pont et un train de voyageurs dans le défilé de Grdelic, le 12 avril 1999, ou du bombardement de l'immeuble de la Radio-télévision de Serbie le 23 avril 1999, dès lors que nul ne les avait interrogés auparavant sur l'opportunité d'une telle action ?
Et comment d'ailleurs peut-on évoquer une association criminelle constituée par des hommes aussi divers en charge d'Etats, d'armées et de peuples, même lorsqu'une partie de leurs forces armées agit dans le cadre d'une même organisation militaire ?
Même si on faisait de George Bush junior, de Tony Blair et de leurs chefs militaires, une association criminelle afin de faire supporter par tous ses membres l'entière responsabilité de tous les crimes de guerre graves commis sur des enfants, des femmes et d'autres civils en Afghanistan et en Irak, qui se déroulent encore aujourd'hui, grâce à la télévision, sous les yeux du monde entier, il est vraisemblable que de nombreux analystes indépendants et impartiaux affirmeraient que ceci est exagéré. Car, dans la conscience morale de l'homme contemporain, prévaut la conviction que la responsabilité pénale doit être strictement individualisée, de sorte qu'on ne peut a priori, du fait de l'élaboration conceptuelle d'une organisation criminelle, répondre pour des actes commis par d'autres.
Deux poids, deux mesures
Or, ce qui n'est pas admissible lorsqu'il s'agit des plus hauts dignitaires et chefs militaires des pays les plus puissants d'aujourd'hui, apparaît tout à fait réalisable dans le cas de certains vieux pays balkaniques et d'Etats dénués de souveraineté, où on peut impunément échafauder des constructions criminelles, telles que la propagation d'intentions génocidaires, la formation d'associations criminelles composées soi-disant de plusieurs milliers de membres et la responsabilité objective pour des actes commis par autrui, en vertu d'une prétendue responsabilité de commandement. C'est précisément ainsi qu'on a procédé dans le cas des mises en accusation des généraux Pavkovic, Lazarevic, Djordjevic et Lukic, en raison de crimes soi-disant commis contre l'humanité ainsi que contre les lois et les pratiques de la guerre. Il s'agit d'une "entreprise criminelle collective" (joint criminal enterprise) constituée par Pavkovic, Lazarevic, Djordjevic et Lukic, avec Slobodan Milosevic, Milan Milutinovic, Nikola Sainovic, Dragoljub Ojdanic, Vlajko Stojilkovic et d'autres membres connus et inconnus, qui pourraient représenter quelques centaines ou quelques milliers, au gré du procureur de La Haye et indépendamment des capacités disponibles du Tribunal lui-même. Il s'agit par conséquent d'un concept de groupe organisé de criminels qui est susceptible d'être élargi sans limites conformément à une analyse politique consistant à faire pression sur notre pays, le faire chanter et l'humilier. Chacun s'interrogera pour savoir pourquoi on a forgé un tel concept d'association criminelle. La raison en est que, grâce à cette construction, tout membre supposé d'une telle association est amené à répondre pénalement pour tous les actes que les autres membres, connus ou non, ont commis, dans la mesure où ces actes se trouvent inclus dans un plan criminel préparé par l'association. Le but étant de créer, au lieu d'une responsabilité de commandement, objective par nature, l'apparence d'une responsabilité subjective individualisée. Grâce à ce type de construction, le procureur était en mesure d'affirmer que les accusés "avaient planifié, inspiré, commandé, exécuté, soutenu de diverses façons et favorisé la planification, la préparation ou l'exécution de tels crimes". Peu après, le procureur a élargi la signification du terme "exécuté" {committed), en expliquant qu'il "n'avait pas l'intention de laisser penser qu'un des accusés a exécuté lui-même (physiquement) un acte dont il se trouve accusé. L'exécution (committing) dans un tel acte d'accusation vise la participation, en tant que membre, à une entreprise criminelle collective". On en arrive ainsi à la découverte inattendue que le tribunal de La Haye n'a, jusqu'à présent, accusé aucun exécutant direct d'un crime que celui-ci aurait lui-même commis : ce tribunal ne poursuit pénalement que les prétendus complices de ces exécutants directs.
Mais qu'est-ce qui, aux yeux du procureur de La Haye, constitue "une entreprise criminelle collective", liant les exécutants directs et leurs prétendus complices occupant les plus hautes fonctions civiles et militaires ? Le procureur de La Haye a apporté à ce sujet la précision suivante : "Le but de cette entreprise criminelle était, entre autres, d'expulser une partie essentielle de la population albanaise du Kosovo du territoire de cette province, afin d'assurer un contrôle approfondi de cette province par les Serbes. Afin de réaliser cet objectif criminel, chacun des accusés, agissant individuellement ou en groupe et avec d'autres personnes, connues et inconnues, a contribué significativement à cette entreprise criminelle, en utilisant de jure et de facto tous les pouvoirs à sa disposition". Il apparaît ainsi que toute tentative des organes légitimes de la République fédérale de Yougoslavie et de la Serbie de préserver leur autorité souveraine sur une partie de leur territoire officiel, correspond en soi à une visée criminelle. Il en serait de même si on affirmait que l'Etat français essaie, en persécutant les séparatistes corses, de perpétuer le contrôle français sur la Corse.
Le procès d'intention
Pour le procureur de La Haye, cette construction fragile d'une "entreprise criminelle collective" a constitué une raison suffisante pour estimer que l'entreprise criminelle considérée recouvre tous les actes criminels évoqués dans l'acte d'accusation, et qui ont pu être commis par d'autres participants inconnus d'une telle "entreprise". Or, comme de telles affirmations n'apparaissaient pas suffisamment convaincantes, le procureur de La Haye a ajouté une explication alternative, selon laquelle tous ces crimes "étaient des conséquences naturelles et prévisibles d'une entreprise criminelle collective, alors que les accusés étaient conscients que de tels crimes étaient le résultat probable d'une entreprise criminelle collective". Cependant, les accusés, tout en étant conscients des conséquences prévisibles, ont pris une participation volontaire, selon le procureur, dans l'entreprise criminelle collective. Mais pour ce type de responsabilité criminelle en qualité de complice, le procureur a ajouté que "chacun des accusés et des autres participants à l'entreprise criminelle collective partageaient les intentions et le niveau de conscience indispensables pour accomplir chacun des crimes considérés". Pour le procureur, il s'agissait d'une raison suffisante pour conclure que "chacun des accusés et chacun des autres participants à cette entreprise criminelle collective supportent une responsabilité individuelle criminelle pour les forfaits énumérés".
En d'autres termes, le fait d'être complice dans une telle entreprise criminelle collective les rend individuellement responsables pour des crimes commis par d'autres membres inconnus de cette "entreprise". Ainsi, un individu pourrait être tenu responsable pour des actes commis par des dizaines de milliers de membres inconnus d'une même "entreprise criminelle collective". Une attention particulière doit être accordée à la période visée par l'acte d'accusation, où s'est déroulée cette soi-disant "entreprise criminelle". Cette période aurait débuté "le 1er janvier 1999 ou à peu près à cette date et a duré jusqu'au 20 juin 1999", lorsque s'est achevée l'agression du pacte Atlantique contre la République fédérale de Yougoslavie (RFY). Mais comme cette agression avait commencé le 24 mars 1999, le procureur de La Haye n'a manifestement pas voulu que le début de cette "entreprise criminelle" soit assimilé au commencement de l'agression, ce qui l'a amené à avancer la date du 1er janvier 1999, afin qu'on n'ait pas l'impression que tous les crimes imputés aient été commis précisément au cours de cette guerre. Grâce à un tel déploiement chronologique des crimes imputés, on en est arrivé à un paradoxe inattendu : alors que l'agression du pacte Atlantique contre la RFY a donné lieu à plusieurs milliers de bombardements commis pour la plupart au hasard, le procureur de La Haye a estimé qu'aucun crime de guerre n'a été perpétré à cette occasion - tandis que les défenseurs connus et inconnus du pays attaqué ont commis, dans le cadre d'une "entreprise criminelle collective" un grand nombre de crimes de guerre horribles, dans le but d'assurer "un contrôle serbe approfondi" sur le Kosovo et la Métochie.
On découvre ainsi, de façon surprenante, que la défense de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de son propre pays constitue un crime en soi, et que ceux qui avaient, du fait de leurs fonctions dans l'Etat, l'armée et la police, l'obligation constitutionnelle et légale d'organiser la défense de leur pays sont, en fait, les plus grands criminels.
Il n'est pas exclu que le procureur de La Haye ait pressenti que la prétendue complicité dans une "entreprise criminelle collective" ne représente pas une base suffisante de la responsabilité pénale d'un individu pour des actes commis par d'autres. Il a donc introduit une deuxième base de responsabilité pour des actes commis par des subordonnés : il s'agit de la prétendue "responsabilité de commandement".
Responsable de ses subordonnés
"Alors qu'ils occupaient des postes de pouvoir élevé, affirme le procureur de La Haye, Pavkovic, Lazarevic, Djordjevic et Lukic ont été également pénalement responsables, sur une base individuelle, des actes ou des manquements (aux lois et règlements) de leurs subordonnés, conformément à l'article 7 (3) des statuts du tribunal. Le supérieur est responsable des actions criminelles de ses subordonnés dans la mesure où il connaissait ou avait des raisons de savoir que ses subordonnés sont sur le point de commettre de tels actes ou en ont l'intention, et dans la mesure où le supérieur a omis de prendre des mesures urgentes et raisonnables afin d'empêcher de tels actes ou de punir leurs auteurs".
A la différence de la prétendue responsabilité individuelle des participants à une "entreprise criminelle collective", la responsabilité de commandement constitue une responsabilité objective pour des actes commis par d'autres, c'est-à-dire la responsabilité d'un supérieur pour les actions commises par ses subordonnés. C'est pourquoi ce concept est discutable en soi et il n'est pas surprenant que dans la majeure partie des systèmes judiciaires civilisés (y compris dans notre pays), il ne se trouve pas appliqué, si ce n'est dans des cas exceptionnels et dans un périmètre très restreint. Un exemple récent qui confirme cette pratique est fourni par le procès des personnes accusées d'avoir assassiné l'ancien Premier ministre serbe Zoran Djindjic. Parmi celles-ci, se trouve Zvezdan Jovanovic, lieutenant-colonel de la police et membre de l'unité chargée des opérations spéciales, plus connue sous le nom de "Bérets rouges". Si le principe de la responsabilité de commandement était retenu dans notre droit criminel, aux côtés de Zvezdan Jovanovic se trouverait à coup sûr son supérieur hiérarchique, le ministre de l'Intérieur Dusan Mihajlovic. Et si notre système judiciaire suivait la pratique du procureur de La Haye Caria del Ponte, on devrait également trouver sur le banc des accusés la personne qui faisait fonction de Président de la République de Serbie à l'époque des faits, c'est-à-dire la Présidente du Parlement, Natasa Misic.
Pas d'application aux Etats-Unis
II est intéressant de noter que, dans le droit pénal américain, on n'applique pas non plus la prétendue responsabilité de commandement ; même dans les cas de crimes de guerre, qui constituent la partie la plus controversée de cette discipline juridique et correspondent à une responsabilité objective incontestable, on ne l'applique pas non plus. Un cas significatif de cette pratique est fourni parle procès intenté au lieutenant William Calley, dont l'unité militaire a été accusée d'avoir commis le massacre de plus de cent civils dans la localité de My Lai au Vietnam, en 1968. Le lieutenant Calley a été accusé des assassinats commis par ses subordonnés. En 1971, il a été jugé coupable du meurtre de 22 civils et de la tentative d'assassinat d'un enfant, donc pour des actes qu'il avait commis lui-même, et non pour les autres meurtres commis par ses subordonnés. Et, ce qui est encore plus important, il n'a pas été condamné en vertu du code pénal militaire (Uniform Code of Military Justice), qui, même s'il incrimine des crimes de guerre, ne prévoit pas de responsabilité de commandement - mais en vertu du droit pénal ordinaire, applicable aux Etats-Unis. Il faut souligner que d'autres soldats, subordonnés au lieutenant Calley, n'ont pas été accusés, et encore moins condamnés, car ils "agissaient sur ordre de leur supérieur hiérarchique immédiat", bien qu'il ait été évident que les ordres considérés avaient un caractère criminel, de sorte que leur exécution correspondait à un acte criminel caractérisé.
Dans cette affaire, on avait soulevé le problème de la responsabilité du supérieur hiérarchique de Calley, le capitaine Médina, et de leur supérieur commun, le général Coster. Le procureur militaire a estimé, cependant, que le général Coster n'était pas responsable de quoi que ce soit, et n'a poursuivi que le capitaine Médina pour les crimes commis par ses subordonnés. Le tribunal a toutefois libéré celui-ci de toute responsabilité, puisqu'il a été établi qu'il n'était pas au courant de ce dont il était censé être au courant, c'est-à-dire que ses subordonnés avaient commis des crimes. Il a été ainsi avéré que les tribunaux américains n'appliquent pas le principe de la responsabilité de commandement à l'occasion des procès intentés à leurs propres citoyens accusés de crimes de guerre, alors que le gouvernement américain exige avec opiniâtreté que les citoyens de l'ex-Yougoslavie soient jugés à La Haye conformément au principe de la responsabilité de commandement. Au-delà de la disposition incontestable selon laquelle elle correspond à une responsabilité objective pour des actes commis par d'autres, la responsabilité de commandement apparaît encore moins convaincante et encore plus discutable lorsqu'elle implique le principe de responsabilité rétroactive qui s'applique, sous certaines conditions, après l'exécution de l'acte lui-même. En fait, selon l'article 7(3) des statuts du tribunal de La Haye, un supérieur hiérarchique est appelé à répondre pénalement des actes commis par ses subordonnés si, après l'exécution de tels actes, il n'a pas châtié leurs auteurs, ce qui signifie que la responsabilité pénale de ce supérieur n'existe pas au moment de l'exécution de ces actes, mais s'ajoute rétroactivement dans la mesure où les exécutants de ces actes ne sont pas condamnés. Et, circonstance aggravante, dans la mesure où une telle disposition serait appliquée à la lettre, un supérieur hiérarchique ne pourrait nullement échapper à une telle responsabilité rétroactive pour des actes commis par ses subordonnés. Car, dans le droit américain aussi bien que dans le nôtre, le procès des personnes accusées de crimes de guerre n'est pas de la compétence des tribunaux militaires, mais bien des tribunaux ordinaires.
Le devoir des chefs
Grâce au principe de responsabilité rétroactive ainsi établi, un supérieur hiérarchique est confronté à une tâche impossible : afin d'échapper à la responsabilité pour crimes de guerre de ses subordonnés, il devrait, du moins s'il n'a pas été en mesure de les empêcher, les châtier de manière exemplaire. Mais il ne serait pas en mesure de le faire, même s'il en avait la volonté, car une telle décision n'est pas de sa compétence, conformément à la constitution et aux lois en vigueur. C'est pourquoi, lorsque le tribunal de La Haye condamne certains de nos commandants militaires ou civils, pour avoir omis de punir leurs subordonnés, il fait le procès du système judiciaire non seulement de notre pays, mais aussi d'autres pays qui pratiquent convenablement la séparation des pouvoirs.
Enfin, la responsabilité de commandement comprise au sens large, telle que le tribunal de La Haye l'invoque en pratique, ouvre une question de grande portée : un individu peut-il répondre pour des actes accomplis dans l'exercice de son rôle de représentant de l'Etat, sans franchir les limites des prérogatives de sa fonction ? Dans le droit interne d'un pays, ceci peut toujours constituer la base d'une clause d'exception, alors que devant le tribunal de La Haye une telle cause n'est absolument pas prise en considération. Ceci est très bien illustré dans le cas des quatre généraux. Si l'on excepte la période comprise entre le 1er janvier 1999 et le 24 mars 1999, que le procureur de La Haye a incluse dans son acte d'accusation afin de ne pas faire apparaître que les prétendus crimes de guerre ont été commis uniquement pendant l'agression du pacte Atlantique contre la RFY, les généraux considérés, à en croire l'acte d'accusation, n'ont pas accompli durant cette guerre la moindre action personnelle qui aurait pu représenter le plus petit manquement à la discipline, et encore moins un crime de guerre ; ils ont - mais ceci n'est pas écrit dans l'acte d'accusation - entrepris tout ce que la Constitution de leur pays, les lois en vigueur et l'art militaire leur dictaient afin de défendre l'intégrité territoriale de leur pays et de protéger sa population civile, ses forces vives et ses capacités militaires. Aussi la question-clé suivante s'impose-t-elle : la défense de son propre pays peut-elle être un crime ? Ceci ne signifie évidemment pas qu'il n'y a pas eu de crimes de guerre au cours de l'agression du pacte Atlantique contre la RFY. Ils ont été commis aussi bien par les agresseurs que par les défenseurs, mais beaucoup plus par les premiers, car seuls ceux-ci pouvaient accomplir le pire de tous les crimes - le crime contre la paix. En outre, dès qu'ils ont eu connaissance de certains crimes commis par des membres de l'armée yougoslave, les généraux Pavkovic et Lazarevic ont transmis des instructions aux procureurs militaires afin d'enclencher la procédure pénale prévue en ce cas. Même s'ils l'avaient voulu, ils ne pouvaient faire davantage, car la Constitution et les lois en vigueur ne les rendaient pas compétents pour punir les crimes de guerre. Or, le procureur de La Haye les poursuit aujourd'hui même pour des actions qui n'étaient pas de leur compétence - pour avoir omis de punir les exécutants véritables de crimes de guerre...En outre, on leur impute la responsabilité de crimes prétendument commis par leurs subordonnés, ce qui est inexcusable et absurde.
La premier indice montrant que la procédure suivie et la formulation des décisions de justice ne sont pas correctes tient au traitement inégalitaire appliqué dans des affaires plus ou moins semblables. Ainsi, comme on l'a déjà dit, le procureur de La Haye qualifie de dessein criminel "les efforts tendant à assurer un contrôle serbe approfondi" sur le Kosovo et la Métochie. L'inverse, cependant, n'est pas condamnable. En effet, les efforts des Albanais d'instaurer un contrôle permanent sur le Kosovo et la Métochie et d'y établir un second Etat albanais dans les Balkans ne provoquent pas la moindre appréhension chez le procureur de La Haye, et encore moins le besoin de qualifier une telle entreprise de criminelle. Le procureur de La Haye procède de façon similaire dans le cas de l'expulsion massive de membres d'un groupe national ou ethnique déterminé. Quand l'expulsion d'Albanais est en jeu, il s'agit d'un crime horrible. Ou comme le procureur de La Haye l'a décrit lui-même : "Les forces de la RFY et de Serbie ont, sciemment et systématiquement, procédé à la déportation et au transfert de centaines de milliers d'Albanais du Kosovo expulsés de leurs foyers sur l'ensemble du territoire de la province du Kosovo. Pour favoriser ces expulsions et ces transferts de population, les forces de la RFY et de Serbie ont créé sciemment une atmosphère de peur et de terreur en se servant de la force, de menaces d'utiliser la force et d'actes d'agression". Le procureur de La Haye ajoute aussitôt que dans la période entre le 1er janvier 1999 (ou à peu près) et le 20 juin 1999, près de 800.000 civils albanais du Kosovo ont été expulsés de force. Il est inexcusable, cependant, que ce même procureur ne manifeste pas le moindre sentiment à l'égard de l'expulsion massive, des transferts forcés et des souffrances de la population serbe et non-albanaise du Kosovo et de Métochie, puisqu'il était tenu de noter, au moins, que, sous la protection des forces du pacte Atlantique, les forces armées albanaises ont, sous les menaces et en utilisant la force brute, procédé à l'expulsion délibérée et systématique de leurs foyers de près de 300.000 Serbes, Roms et autres non-Albanais. Sans parler de l'expulsion en masse et du nettoyage ethnique de plus de 300.000 Serbes chassés de Croatie en 1995 à l'occasion des actions militaires connues sous le nom de "Eclair" et "Tempête". Le procureur de La Haye continue en affirmant que les forces yougoslaves et serbes ont sciemment et systématiquement détruit les biens appartenant aux civils albanais du Kosovo et de Métochie.
"Ceci a été accompli par la propagation d'attaques à la grenade de villes et de villages ; d'incendies et de destructions du patrimoine, y compris des propriétés rurales, des magasins et des édifices religieux; et la destruction de biens personnels".
Grâce à ces actions orchestrées, les Albanais du Kosovo - conclut le procureur n'étaient plus en mesure d'habiter dans leurs villages, villes et régions entières. Mais, lorsque des Albanais en armes, sous la protection du pacte Atlantique, ont franchi les frontières albanaise et macédonienne, et pénétré au Kosovo et en Métochie, leur premier geste a été d'incendier et de détruire les demeures serbes dans les centres urbains ainsi que dans les villages et les régions habités par des Serbes, afin que ceux-ci ne puissent plus revenir dans leurs foyers ancestraux. Tout ceci était connu de façon détaillée par le procureur de La Haye, mais celui-ci n'en a pas fait mention, et encore moins mis en accusation les auteurs de ces crimes. Une attention spéciale est consacrée à l'atmosphère de terreur que les forces armées yougoslaves et serbes auraient créée afin de pousser les Albanais à quitter le Kosovo. "De nombreux Albanais du Kosovo, note le procureur de La Haye, qui n'avaient pas été expulsés de force de leurs foyers, se sont enfuis à cause du climat de terreur créé par la propagation systématique de brutalités, de mauvais traitements, d'agressions sexuelles, d'arrestations illégales, d'assassinats, d'attaques à la grenade et d'incendies dans toute la province." Le procureur n'a toutefois pas observé que le plus grand nombre de Serbes et d'autres non-Albanais du Kosovo et de Métochie n'ont pas été directement expulsés de leurs foyers, mais qu'ils se sont enfuis en raison d'assassinats systématiques, d'incendies provoqués et d'autres formes d'intimidations et de sévices qui revêtent, à la différence des agressions précédentes contre des Albanais, un caractère permanent. Les forces yougoslaves et serbes ont été finalement accusées d'avoir créé sciemment "un climat de terreur qui s'est étendu sur tout le territoire du Kosovo". Le fait de qualifier de terroriste l'activité des forces armées du pays agressé amène à s'interroger sur l'activité armée de la prétendue armée de libération du Kosovo (UCK). Bien que le procureur de La Haye ait reconnu que "ce groupe avait justifié la campagne d'insurrection armée et de résistance violente aux autorités serbes" et avait, à partir de l'été 1996, "initié des attaques dirigées principalement contre les forces de police serbes", de telles actions n'avaient rien d'inconvenant et revêtaient encore moins un caractère terroriste éventuellement punissable. Le procureur de La Haye observe qu'"à partir de la fin février 1998, il y a eu une intensification des heurts entre l'UCK et les forces yougoslaves et serbes et qu'au cours de cette période, un certain nombre d'Albanais du Kosovo et de Serbes du Kosovo ont été tués."
Le procureur, cependant, ne qualifie d'aucune manière le meurtre de Serbes, tout en précisant que dans les régions où l'UCK était active, les forces yougoslaves et serbes ont "mené une campagne d'attaques à la grenade contre les localités et villages majoritairement albanais, ce qui a entraîné la propagation des destructions des biens et des expulsions de la population civile." Le procureur invoque à ce propos la résolution n° 1160 du Conseil de sécurité de l'ONU du mois de mars 1998 qui "condamne l'usage d'une force démesurée de la part de la police serbe contre les civils et les manifestants pacifiques au Kosovo". On est ainsi confronté à ce paradoxe surprenant selon lequel la mort de quelques civils lors des combats menés contre des Albanais en armes reflète un usage démesuré de la force, alors que l'assassinat de milliers de civils en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003 lors des bombardements menés au hasard correspond à un usage mesuré d'une force autorisée.
Une justice "africaine"
A l'époque lointaine où il y avait en Afrique des tribus sauvages sans aucun lien avec la civilisation européenne, un missionnaire catholique demanda un jour au chef d'une de ces tribus ce qui, pour lui, correspondait respectivement au bien et au mal. Après avoir réfléchi, le chef de tribu répondit alors : "Le bien, c'est quand nous attaquons la tribu voisine et nous emparons de leurs femmes et du bétail. Quant au mal, eh bien, c'est quand la tribu voisine agit ainsi avec nous !"
C'est précisément comme cela que procède le tribunal de La Haye.
Lorsque des Albanais en armes s'efforcent d'instaurer leur contrôle sur le Kosovo et la Métochie, il s'agit d'une bonne action. Mais quand les forces armées de la République fédérale de Yougoslavie et de Serbie tentent de restaurer leur contrôle sur certaines parties du Kosovo et de la Métochie, il s'agit d'une mauvaise action. Lorsque des Albanais sont expulsés du Kosovo et de Métochie, il s'agit d'un crime horrible. Mais lorsque la même chose arrive aux Serbes, il ne s'agit aucunement d'un crime punissable. Lorsqu'on détruit sciemment et systématiquement le patrimoine de civils albanais, il s'agit d'un crime de guerre. Mais quand on détruit sciemment et systématiquement des biens serbes, il s'agit d'un dommage collatéral non punissable pour lequel les Serbes eux-mêmes sont coupables. Lorsque les forces armées yougoslaves et serbes créent une atmosphère de terreur généralisée, il s'agit d'un terrorisme d'Etat. Mais lorsque durant cinq ans les Serbes se trouvent expulsés du Kosovo et de la Métochie à la suite d'assassinats, d'incendies volontaires de leurs maisons, de mauvais traitements et d'intimidations diverses et qu'on les empêche ainsi de revenir dans leurs foyers ancestraux, il ne s'agit que d'épanchements anodins d'un mécontentement albanais dont les Serbes assument à nouveau seuls la responsabilité. Lorsque les forces armées yougoslaves et serbes attaquent des groupes en armes de l'UCK et créent ainsi un "climat de terreur", il s'agit d'un crime inexcusable. Mais lorsque des membres de l'UCK attaquent et tuent des policiers serbes, il s'agit d'une lutte légitime pour la libération.
En fin de compte, quand les autorités yougoslaves et serbes ont recours à la force pour s'opposer à l'insurrection armée des Albanais, il s'agit d'un usage démesuré de la force contre des civils et des manifestants pacifiques. Mais quand les Etats-Unis d'Amérique et la Grande Bretagne attaquent l'Irak en 2003 sans consultation ni autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies et tuent à cette occasion des milliers d'habitants civils, il s'agit d'un recours mesuré à la force armée et d'un dommage collatéral anodin. C'est ainsi que procède aujourd'hui le chef africain à La Haye. Jusqu'à présent, nous avions supposé que les juristes qui avaient élaboré les statuts et les règlements du tribunal de La Haye étaient au moins de bons connaisseurs du droit public international, même s'ils n'étaient pas en mesure d'introduire et de définir le concept de culpabilité comme condition essentielle de la responsabilité pénale. L'acte d'accusation contre les généraux Pavkovic, Lazarevic, Lukic et Djordjevic permet de mettre en doute cette hypothèse de départ.
A la fin de cet acte d'accusation, le procureur affirme que, le 24 mars 1999, le pacte Atlantique a lancé des frappes aériennes (air strikes) dirigées contre des objectifs situés en République fédérale de Yougoslavie, et que celle-ci a décrété l'état de guerre ce jour-là. Sur la base d'une telle qualification, il semble que le procureur de La Haye ne savait pas répondre à la question suivante : comment qualifie-t-on l'action de pays étrangers à l'origine d'une guerre internationale ? La réponse du point de vue du droit international est simple : il s'agit d'une agression. Et comme cette agression a été réalisée sans l'accord ni l'autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies, il s'agit en même temps du plus grand des crimes : le crime contre la paix pour lequel les dirigeants nazis ont eu à répondre devant le tribunal de Nuremberg. Il semble que cette simple leçon n'ait pas encore été assimilée par le procureur de La Haye.
par le professeur Kosta CAVOSKI
Etude publiée dans le n° de mars 2004 de la revue Princip (Belgrade)