Lundi, durant quelques heures, les institutions des droits de l’homme, un peu partout dans le monde, ont été frappées de terreur. Slobodan Milosevic devait entamer la présentation de sa défense au Tribunal pénal international pour l’ancienne Yougoslavie (TPIY), à La Haye, mais, en lieu et place, la discussion se concentra sur la santé fragile de l’ancien président, laquelle avait empiré suite aux rigueurs du procès. Lorsque le juge président, Patrick Robinson, déclara qu’un « réexamen radical » des débats serait désormais nécessaire, bien des âmes bien pensantes craignirent que leur pire cauchemar n’allât se réaliser – que le principal trophée de la communauté internationale dans sa croisade pour la moralité, n’allât pouvoir recouvrer la liberté, ne serait-ce que pour des raisons médicales.
Peu de militants des droits de l’homme n’avaient jamais envisagé une telle issue, encore moins un acquittement. La présomption d’innocence n’a jamais pesé très lourd dans le monde hautement politisé des lois humanitaires internationales. Lundi, un expert en crimes de guerre, James Gow, déclara sur Channel 4 qu’il vaudrait mieux que Milosevic meure sur le banc des accusés, parce que si le procès suivait son cours normal, il pourrait n’être condamné que pour des charges relativement mineures. Une telle sentence devrait être terriblement gênante pour les personnes qui, comme Gow, nous ont certifié que Slobodan Milosevic était aussi coupable que tous les diables de l’enfer. Heureusement pour eux, le TPIY ne fait pas tellement dans l’acquittement. Comme l’a fait remarquer avec approbation le professeur Michael Scharf, un spécialiste universitaire de le TPIY, les statuts du tribunal ont été conçus de façon « à minimiser la possibilité de non-lieu par manque de preuves », et c’est un sentiment dont la Reine de Cœur de Lewis Carroll aurait été très fière.
Et, de fait, les juges semblent prêts à imposer un conseil de défense à Milosevic. Loin de l’aider, naturellement, l’intention, ici, est d’affaiblir sa défense en exigeant de lui qu’il soit représenté par un avocat connaissant les matières beaucoup moins bien que lui. Une telle intention, en outre, irait à l’encontre des premières stipulations des juges, opposés à cette idée – et le nouveau juge qui préside le tribunal aujourd’hui s’était montré particulièrement ferme, au début, du moins, en prétendant que la chose serait contraire aux droits de l’accusé. Cette mesure, au moins, réconfortera tous les personnes liguées dans l’accusation. Quand il n’a pas essayé d’obtenir du tribunal qu’il interdise à Milosevic de fumer – une sentence de mort pour n’importe quel Serbe ! – Geoffrey Nice QC, le principal accusateur, a cherché sans cesse à obtenir ce revirement, ne serait-ce que parce que les deux années nécessaires pour présenter l’accusation se sont soldées par un désastre total.
Depuis le début du procès, en février 2002, l’accusation a fait défiler plus de 100 témoins et elle a produit quelque 600.000 pages de preuves ! Pas une seule personne n’a pu prouver que Milosevic aurait ordonné des crimes de guerre. Des passages entiers de l’acte d’accusation sur le Kosovo ont été laissés sans la moindre preuve à l’appui, même dans des cas où la responsabilité de commandement de Milosevic serait la plus évidente. Et quand le procureur a tenté d’étayer ses accusations, les résultats se sont souvent avérés être une farce. Parmi les clous de l’affaire, on peut citer la « taupe » serbe qui a prétendu avoir travaillé dans l’administration du président même, sans toutefois pouvoir dire à quel étage se trouvait le bureau de Milosevic; ou encore le « secrétaire d’Arkan » qui, comme on allait l’apprendre par la suite, n’avait travaillé que comme temporaire et durant quelques mois seulement dans le même bâtiment en sa qualité de paramilitaire bien connu; le témoigage de l’ancien Premier ministre fédéral, Ante Markovic, dramatiquement débusqué par Milosevic, lequel exhiba le propre journal de Markovic couvrant la période où ce dernier prétendait avoir eu des réunions avec lui; le paysan albanais du Kosovo qui déclara n’avoir jamais entendu parler de l’UCK même s’il existe un monument dédié à cette organisation terroriste dans son propre village; et l’ancien chef des services secrets yougoslaves, Radomir Markovic, qui, non seulement prétendit avoir été torturé par le nouveau gouvernement démocratique de Belgrade pour témoigner contre son ancien patron, mais qui reconnut également qu’aucun ordre n’avait été donné pour expulser les Albanais kosovars et qu’au contraire, Milosevic avait donner l’ordre à la police et à l’armée de protéger les civils. Et ces témoins, notez bien, étaient ceux de l’accusation !
Des doutes sérieux ont également été émis sur certaines des plus célèbres histoires d’atrocités. Vous rappelez-vous le camion réfrigérant dont la découverte dans le Danube, en 1999, avec plein de corps à bord, fut diffusée avec jubilation au moment où Milosevic fut transféré à La Haye, en juin 2001 ? On prétendait avoir retiré le camion du fleuve et l’avoir conduit dans les faubourgs de Belgrade, où son contenu avait été enterré dans une fosse commune. Mais un contre-examen révéla qu’il n’existait aucune preuve que les corps exhumés fussent ceux du camion, ni qu’aucun de ces morts ne venait du Kosovo. Au lieu de cela, il est très possible que la fosse commune de Batajnica datait de la Seconde Guerre mondiale, alors que le camion réfrigérant aurait pu contenir des Kurdes passés en fraude en Europe occidentale et qu’ils auraient pu être victimes d’un macabre accident de la route. On commence tout doucement à comprendre aujourd’hui que l’on a échafaudé des mensonges en vue de justifier la guerre du Kosovo avec autant de sérieux qu’on ne l’a fait plus récemment pour justifier l’agression contre l’Irak.
La faiblesse de la cause de l’accusation a été mise en évidence par le fait que sa conclusion triomphante, en février, fut de diffuser un documentaire de télévision réalisé il y a plusieurs années. Ce fait suggère que son marathon de deux ans n’a pas servi à faire progresser la connaissance de la vérité au-delà des grosses histoires colportées par des journaleux de TV à l’époque. Même les partisans professionnels de le TPIY admettent aujourd’hui que la seule « preuve » de la culpabilité de Milosevic a été l’« impression », communiquée par le général Sir Rupert Smith, que Milosevic contrôlait les Serbes de Bosnie, ainsi que la déclaration de Paddy Ashdown disant qu’il avait « averti » l’ancien chef d’Etat yougoslave que des crimes de guerre étaient commis au Kosovo. En février, le procureur principal elle-même, Carla del Ponte, admettait qu’elle n’avait pas suffisamment de preuves pour condamner Milosevic à partir de la plupart des affirmations graves.
Les juges prétendument impartiaux ont été les complices à des degrés très graves du gâchis de ces poursuites. L’TPIY se caractérise depuis longtemps par une communauté particulièrement malsaine d’intérêts entre les juges et les accusateurs. Moi-même, j’ai entendu le premier président de le TPIY, le juge Antonio Cassese, se vanter d’avoir encouragé le procureur à prononcer des condamnations à l’encontre des dirigeants serbes de Bosnie, une déclaration qui pourrait le disqualifier à jamais de servir en tant que juge. Dans le procès Milosevic, les juges ont admis un défilé clinquant de « témoins experts » qui n’ont été, en fait, les témoins de rien du tout. En Grande-Bretagne, le rôle des experts a été à juste titre mis sous les projecteurs après que les condamnations de quelque 250 parents jugés coupables d’avoir tué leur bébé ont été mises en doute, précisément parce qu’ont avait eu confiance en ce genre de témoignage. Mais, à le TPIY, vous pouvez être un « témoin » sans même avoir jamais mis un pied en Yougoslavie.
De nombreux autres abus judiciaires ont été légitimés par le TPIY. L’usage de preuves par ouï-dire a désormais échappé à tel point à tout contrôle qu’on permet souvent à des gens de témoigner qu’ils ont entendu quelqu’un dire quelque chose à propos de quelqu’un d’autre. Il est très habituel pour le TPIY de proposer des réductions de peine (cinq ans, dans l’une des affaires) à des gens condamnés pour des crimes horribles, des massacres, par exemple, s’ils acceptent de témoigner contre Milosevic. Le recours à des témoins anonymes est aujourd’hui particulièrement répandu, de même que la fréquence des « sessions à huis clos » : un coup d’œil sur les minutes de le TPIY révèle des quantités impressionnantes de pages effacées parce que des questions très sensibles ont été discutées au tribunal – sensibles, c’est-à-dire délicates pour les intérêts sécuritaires des grandes puissances qui contrôlent le tribunal, et en premier lieu, les Etats-Unis. Le point le plus bas de le TPIY a été atteint en décembre dernier, quand l’ancien commandant suprême de l’Otan, Wesley Clark, témoigna au procès de Milosevic. La Cour permit au Pentagone de censurer ses débats et les minutes ne furent pas libérées avant que Washington n’eût donné le feu vert. Cela en dit long sur la transparence et l’indépendance de le TPIY.
De façon assez ironique, Slobodan Milosevic a un allié objectif : le Premier ministre britannique. Il existe aujourd’hui une possibilité réelle qu’une condamnation de Milosevic puisse être assurée sur la seule interprétation, la plus large possible, de la doctrine de la responsabilité du commandement. Par exemple, en affirmant qu’il était au courant des atrocités commises par les Serbes de Bosnie et qu’il n’a rien fait pour y mettre un terme. Mais si Milosevic peut être convaincu de complicité dans des crimes commis par des gens dans un pays étranger et sur lesquels il n’avait aucun contrôle formel, combien plus grande est la complicité du gouvernement britannique dans les crimes commis par les Etats-Unis en Irak, un pays en compagnie duquel le Royaume-Uni fait partie d’une coalition officielle ? Il ne s’agit pas d’une plaisanterie politique à bon marché mais d’une grave énigme judiciaire : le Royaume-Uni est l’un des signataires du nouveau Tribunal pénal international et, de ce fait, Tony Blair est soumis à la juridiction du nouveau corps installé à La Haye et dont la jurisprudence sera copiée sur celle de le TPIY. Ainsi donc, si Slobodan Milosevic est condamné à dix ans de prison à Scheveningen en raison des excès commis par ses policiers, dans ce cas, la logique juridique voudrait que son compagnon de cellule, en temps voulu, soit Tony Blair.
Le dernier ouvrage de John Laughland est intitulé « Le Tribunal pénal international: gardien du nouvel ordre mondial ». Il a été publié par François-Xavier de Guibert, Paris, 2003.
Traduction : Jean-Marie Flémal