Baudouin Loos à Jérusalem-Est
Mordehaï Vanunu continue à faire parler de lui. Cet ex-technicien de la base israélienne atomique de Dimona condamné a dix-huit ans de prison et relâché en avril dernier après avoir intégralement purgé sa peine a été arrêté le jeudi 11 novembre au matin, longuement interrogé puis ramené en soirée au "Guest House" de la cathédrale SaintGeorge, où il réside depuis sa libération. Il y est maintenant en résidence surveillée. La justice israélienne le soupçonne d'avoir révélé des informations classées. Vanunu venait de donner cette interview au "Soir" avant l'intervention de la police.
Vos ennuis avec les autorités n'ont pas cessé depuis votre libération. Pourquoi accordez-vous des entretiens alors que vous êtes censé ne pas parler à des étrangers ?
J'ai attendu dix-huit ans avant d'être libre. J'estime avoir le droit d'exprimer mes vues. Je crois en la liberté d'expression. Cette interdiction de parler aux étrangers cache la volonté de me priver de contacts avec la presse étrangère. Or, je ne fais plus aucune révélation concernant mon passé à Dimona, tout ce que je savais d'important a été publié (par le "SundayTimes" en 1986).
J'ai passé les 18 ans à:la prison d'Ashkelon dans la même petîte cellule.
Rétrospectivement, éprouvez-vous des regrets d'avoir exposé à la face du monde qu'Israël possédait la bombe atomique ?
J'ai fait ce que je devais faire.
Je savais que personne d'autre ne le ferait. Tout le monde comprend, après mes dix-huit ans d'incarcération, que je n'ai pas agi par appât du gain, d'ailleurs je n'ai rien touché du tout du journal britannique, et j'aurais du reste tout aussi bien pu être tué pour ce que j'ai fait.
En Israël, beaucoup pensent que vous êtes un traître...
Oui, "ils" disent cela pour casser mon image en Israël et dans le monde juif. Les gens en Israël subissent le lavage de cerveau des médias. Cela fait quelques millions d'hommes sur une planète qui compte six milliards d'êtres humains. Ils ne comprennent pas que l'holocauste viendra par les armes atomiques.
D'aucuns croient qu'Israël, à l'époque, a en réalité bénéficié de vos révélations, car cela alimentait les peurs chez les voisins arabes sans devoir donner de confirmation officielle...
C'est vrai. Mais, à la fois, cela compliquait la propagande israélienne : le monde sachant Israël puissant au point de disposer de l'arme nucléaire, il lui était plus difficile d'expliquer pourquoi il ne faisait pas la paix avec ses voisins et pourquoi il ne rendait pas les terres conquises.
Comment décririez-vous vos années de prison et comment avez-vous fait pour résister ?
Une vie dure, cruelle, barbare.
J'ai passé les dix-huit ans dans la prison d'Ashkelon dans la même petite cellule, dont onze années et demie de confinement solitaire. Je ne pouvais voir que mes deux frères et cela deux fois par mois. Les dernières années, j'ai côtoyé des criminels pendant la promenade. J'ai tenu en me disant tous les jours qu'ils avaient emprisonné mon corps mais qu'ils ne pouvaient faire de même avec mon esprit, que j'exerçais en lisant et en écrivant. Le courrier était censuré et retenu pendant trois à quatre mois.
Vous avez eu des témoignages de solidarité...
Oui, par lettres. Notamment du Belge Pierre Piérart. Cette solidarité que je salue ne m'a pas aidé à sortir mais a servi à faire connaître mon cas dans le monde.
Et les réactions en Israël ?
La gauche israélienne ne s'oppose pas à la bombe atomique (historiquement, ce sont les travaillistes et surtout Shimon Pères qui ont doté Israël de l'arme nucléaire, NDLR). Même l'extrême gauche. Ce pays n'est pas démocratique. Sinon, il respecterait les droits des Palestiniens.
Comment et pourquoi êtes-vous devenu anglican ?
C'était à Sydney, en Australie, en 1986. J'avais reçu une éducation très religieuse et j'avais toujours eu un problème avec le judaïsme, la supériorité du "peuple élu", "la terre d'Israël donnée par la Bible aux Juifs" qui justifie l'expulsion des Palestiniens, et aussi toutes ces règles qui régissent le comportement quotidien sans exiger le respect des autres êtres humains. Pour être libre, je voulais changer de religion. Puis j'ai rencontré ces baptistes australiens...
Vous ne vous sentez plus israélien ?
Non, c'est pourquoi je réside à Jérusalem-Est (partie palestinienne de la ville, où il est l'hôte de l'évêque anglican de la cathédrale Saint-George, NDLR).
Vous voulez émigrer, et on vous en empêche. Que feriezvous si vous pouviez partir ?
Je voyagerais. Londres, Les Etats-Unis, l'Europe. Je rêve d'une vie académique, d'écrire des livres, d'enseigner la politique, les droits de l'homme. Après mes dix-huit ans de prison, ils devraient arrêter cette affaire, sinon, il faudrait en conclure qu'ils veulent me tuer. Qu'ils me laissent donc vivre ma vie.