Yougoslavie : normalisation ?
Georges Berghezan 1er février 2001 On pourrait épiloguer longuement sur le rôle joué par l’Occident dans la passation des pouvoirs qui s’est opérée à Belgrade durant les derniers mois du siècle passé. En asphyxiant la Serbie de sanctions économiques et autres, en la bombardant pendant 78 jours, puis en inondant de dollars et d’euros l’opposition à Milosevic, le bloc occidental a pesé de tout son poids dans l’accession mouvementée de Vojislav Kostunica à la présidence yougoslave et dans la victoire écrasante de l’ « Opposition démocratiques de Serbie » aux législatives de décembre. Certains en ont conclu que Belgrade allait rapidement rentrer dans le troupeau des dociles candidats à l’élargissement de l’OTAN ou de l’UE, tandis que d’autres imaginaient que le dernier obstacle à une ère de paix et de stabilité dans les Balkans était levé. Mais c’est mal connaître la région que de croire qu’un changement d’équipe gouvernementale suffit à infléchir radicalement le cours des événements. Plusieurs problèmes sont loin d’être réglés et ramèneront, au moins sporadiquement, la Yougoslavie sous les projecteurs des médias. Presevo Dans le sud-est de la Serbie, entre le Kosovo et la Macédoine, la vallée de Presevo peuplée en majorité d’albanophones connaît depuis la mise sous tutelle du Kosovo de sévères troubles instigués par une guérilla composée d’anciens membres de l’UCK (Armée de libération du Kosovo). Agissant avec impunité dans une zone tampon démilitarisée de 5 kms à l’intérieur de la Serbie, imposée pour arrêter les bombardements de 1999, cette formation réclame le rattachement de la vallée au Kosovo, étape ultérieure du projet de « Grande Albanie » que commencent à craindre même les stratèges de l’OTAN. Pendant une année, les troupes US en charge du secteur du Kosovo adjacent à la vallée ont fermé les yeux sur les passages de Kalashnikov, de mortiers et d’hommes qui allaient faire le coup de feu contre la police serbe, légèrement armée, seule autorisée à patrouiller dans la zone tampon. Mais depuis que Kostunica a accédé à la présidence, et après que les rebelles aient intensifié leurs activités pour tester le nouveau pouvoir, les troupes de l’OTAN ont adopté une attitude subitement plus ferme, saisissant des armes, emprisonnant quelques dizaines de « guérilleros » et essuyant même le feu de ceux qui étaient leurs « frères d’armes » et autres « libérateurs » dix-huit mois plus tôt. Notons que, selon le même schéma, la situation se dégrade également en Macédoine, dont le nord-ouest et la moitié de la capitale Skopje sont peuplés quasi exclusivement d’albanophones. Après des élections municipales marquées par de graves violences et fraudes, passées sous silence par nos médias pour ne pas assombrir la victoire des partis soutenus par l’Occident, les attentats se multiplient, surtout contre la police, l’armée et les garde-frontières. Kosovo La seule bonne nouvelle qui soit venue de la province méridionale serbe transformée en protectorat occidental est celle du départ de Bernard Kouchner et son remplacement par l’ancien ministre danois Hans Haekkerup à la tête de l’administration de l’ONU. Le french doctor préféré de Washington a laissé derrière lui un territoire devenu la plaque tournante européenne des trafics de jeunes filles, héroïne, armes et voitures volées, un Kosovo qu’ont fui plus de la moitié des membres de minorités et où les populations slaves encore présentes sont reléguées dans de misérables bantoustans gardés par les troupes de l’OTAN (KFOR). Celles-ci ont initialement toléré, voire encouragé, le nettoyage ethnique de la province : rappelons-nous les soldats allemands défilant bras dessus, bras dessous, avec les mafieux de l’UCK à Prizren, ou la devise du général britannique Jackson, premier commandant de la KFOR, « moins de Serbes, c’est moins de problèmes ». Aujourd’hui, l’OTAN et l’ONU continuent à s’opposer au retour de près de 300.000 Roms, Serbes et autres non Albanais, prétextant que leur sécurité ne peut être assurée. Ce sont pourtant ces deux organisations qui sont tenues, selon l’accord de juin 1999 qui ordonnait que leur soit transférée l’autorité yougoslave en échange de l’arrêt des bombardements, de faire régner l’ordre et la sécurité au Kosovo et de faciliter le retour de TOUS les réfugiés. A l’aune de ses propres critères, la mission occidentale dans la province serbe est donc un criant échec, sans perspective d’amélioration ni de désengagement. Il est peu probable que l’arrivée au pouvoir de Bush, qui a parlé de retirer les troupes US, ou celle de Kostunica, qui souhaite coopérer avec l’ONU, mais a toujours refusé de rencontrer Kouchner, changent fondamentalement les données du problème. Monténégro Djukanovic, président de la petite république monténégrine,
encore formellement liée à la Serbie au sein de la République
fédérale de Yougoslavie, ne cache plus ses intentions de déclarer
l’indépendance au cours des prochains mois. Sentant le vent le tourner
après les changements à Belgrade, il a décidé de
hâter les choses en organisant un référendum d’ici la fin
juin, ce qui a entraîné la chute de son gouvernement et des élections
législatives anticipées prévues en avril. Contrôlant
étroitement la quasi totalité des médias et disposant d’un
appareil policier prolifique (1 policier pour 20 habitants !), Djukanovic est
donné gagnant sur les deux tableaux. Mais l’Occident a moins besoin de
lui que du temps où il menait la rébellion au sein de la fédération.
Si l’Allemagne semble persévérer dans son souhait de voir disparaître
totalement la Yougoslavie, la nouvelle administration US paraît prendre
ses distances avec le projet d’indépendance, craignant ses effets déstabilisateurs
sur la Bosnie et la Macédoine. L’Italie y est franchement opposée
et serait sur le point de lancer un mandat international contre le président
monténégrin, l’accusant d’être un des principaux organisateurs
de la contrebande de cigarettes en Europe et d’offrir sa protection à
de gros bonnets de la mafia italienne. Reste le sort à réserver au vaincu, et aux autres inculpés dont la tête est réclamée par le Tribunal pénal international de La Haye. Cet enjeu testera la capacité de la Serbie à résister aux diktats de l’Occident, en particulier ceux des États-Unis qui ont menacé de bloquer toute aide et tout accès aux crédits internationaux si la coopération entre Belgrade et La Haye n’est pas bientôt jugée « satisfaisante ». Si la population serbe est massivement opposée à l’extradition de Milosevic, les nouvelles autorités, tant fédérales que républicaines, sont divisées. Alors que son ministre de la Justice exprime ouvertement son désir d’expédier l’ancien président à La Haye, le Premier ministre serbe, le très peu populaire mais très pragmatique Djindjic, juge une telle option actuellement « irréaliste ». L’opposant majeur à une soumission au TPI est et reste Kostunica, qui n’a jamais caché le dégoût que lui inspire cette cour créée et financée par Washington. Il propose, à sa place, des « commissions de vérité » sur le modèle sud-africain et des jugements des criminels de guerre dans les pays concernés. Mais le président fédéral dispose de peu de pouvoirs et de compétences, notamment dans les questions de justice, et le départ du Monténégro pourrait bientôt le transformer en chef d’un état virtuel. Ses principales cartes face aux immenses pressions des Occidentaux et de certains de ses ministres sont son autorité morale et l’immense soutien que lui accorde la population. L’avenir dira si entre l’autisme du régime précédent et les fourches caudines de la mondialisation politico-juridique, une troisième voie est possible… |