Après des années de silence, le Kosovo revient quelque peu dans l’actualité des médias. En effet, les prochains mois et l’année 2006 risquent d’être déterminants pour l’avenir de cette province de Serbie, peuplée majoritairement d’Albanais, gérée par l’ONU et occupée militairement par l’OTAN depuis 1999.
Dans le courant du mois d’octobre, Kai Eide, envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU, remettra un rapport capital à Kofi Annan. L’ambassadeur norvégien a été chargé d’évaluer la mise en œuvre de huit « standards » en matière de droits humains et droits des minorités, des normes dont la bonne application doit précéder toute discussion sur le statut final du Kosovo. Un rapport positif entraînerait, probablement encore cette année, l’ouverture de pourparlers dont l’enjeu serait l’indépendance de la province.
Bien que le diplomate ait, à plusieurs reprises, émis des avis négatifs sur la mise en œuvre de ces fameux standards, chacun s’attend à un rapport qui pourra être utilisé comme un « feu vert » aux négociations sur le statut. Les pressions sont en effet fortes pour que Kai Eide modère ses critiques. Un autre envoyé spécial de l’ONU, le Danois Sören Jessen-Petersen, faisant fonction de gouverneur du Kosovo, clame depuis plusieurs mois que les standards sont bien assez appliqués pour permettre la détermination du futur statut de son territoire. Selon Jonathan Eyal, analyste du British Royal United Services Institute for Defence Studies, des membres permanents du Conseil de sécurité presseraient Eide de ne pas retarder, par des conclusions trop sévères, la suite du processus tel qu’ils l’ont conçu.
La partie albanaise a déjà constitué sa délégation pour les pourparlers sur le statut, dont elle ne voit qu’une seule issue : l’indépendance du Kosovo. En face, le gouvernement de Serbie et des représentants des Serbes du Kosovo proposent la formule « plus que l’autonomie, moins que l’indépendance », qui offrirait aux Kosovars le compétence sur pratiquement toutes les matières – y compris la monnaie et les affaires étrangères –, mais non la souveraineté étatique.
Si même Belgrade semble se résoudre à un prochain début des pourparlers sur le statut final du Kosovo, il est à craindre que l’on ait d’ores et déjà prévu de ne pas s’appesantir sur le contenu du rapport de Kai Eide et, dans la foulée, sur la manière dont sont respectés les droits de l’homme et les minorités dans le protectorat otano-onusien. Cela se comprend, car le tableau est peu à l’avantage des « bâtisseurs de démocratie » occidentaux.
Comme le montrent d’innombrables rapports du Secrétaire général de l’ONU, du Haut Commissariat aux réfugiés, du Conseil de l’Europe ou de l’OSCE, comme nous l’avons constaté sur le terrain lors de notre « voyage d’inspection citoyenne » de l’été 2004 , les populations non albanaises du Kosovo sont parquées dans des ghettos et menacées dans leur intégrité physique quand elles en sortent sans escorte armée. Aucun service public – santé, enseignement, poste, transports – ne leur est accessible en zone majoritairement albanaise. Toutes les minorités du Kosovo – Serbes, Roms, Ashkalis (Roms de langue maternelle albanaise), Slaves musulmans, Turcs, Croates, juifs… – ont été visées par la grande vague de nettoyage ethnique qui a accompagné l’arrivée des troupes de l’OTAN en juin 1999, entraînant une réduction de plus de la moitié du nombre de non Albanais vivant au Kosovo. Plus de 200.000 déplacés du Kosovo ont trouvé refuge dans le reste de la Serbie ou au Monténégro, alors que des dizaines de milliers d’autres, en majorité des Roms, demandaient l’asile en Europe de l’Ouest.
Actuellement, les agressions se concentrent sur les Serbes, bien que Roms et Ashkalis aient été encore visés lors des émeutes de mars 2004 (19 morts, environ 30 églises orthodoxes serbes et 800 maisons détruites). S’il n’y a pas eu, à ce jour, de répétition de ces pogroms, deux Serbes ont encore été assassinés le 29 août dernier, tandis que, le 28 septembre, le plus haut gradé serbe du KPS, la police « indigène » supervisée par l’ONU, était blessé par balles. Comme dans pratiquement tous les cas antérieurs, dont plus de 2.000 meurtres de civils non albanais depuis juin 1999, il est prévisible que les auteurs de ces crimes resteront impunis.
Enfer pour ses minorités, le Kosovo semble être devenu le paradis du crime organisé. Selon Thomas Gambill, qui a été pendant cinq ans responsable de la sécurité pour l’OSCE au Kosovo, 42 chefs mafieux se sont installés au Kosovo depuis 1999, pour y prospérer grâce à une grande variété d’activités : contrefaçon d’euros, contrebande de cigarettes et d’essence, trafic d’héroïne, d’armes et d’esclaves sexuels. Alors que des milliers de prostituées, parfois âgées de 14 ans, ont afflué ces dernières années de Bulgarie, de Roumanie, de Moldova ou d’Ukraine, pour y être asservies sur place ou être envoyées plus à l’ouest, le directeur local de l’USAID, Ken Yamashita, vient de déclarer qu’il y avait maintenant dans la province davantage de victimes du trafic d’êtres humains originaires du Kosovo même que de l’extérieur.
Cette tendance ne fait que confirmer l’appauvrissement croissant de la population kosovare. La Banque mondiale estime que 37 % de la population vit sous le seuil de pauvreté (moins de 1,75 USD par jour par adulte) et 15 % dans l’extrême pauvreté (moins de 1,14 USD). Selon certaines estimations, le taux de chômage atteindrait 70 % ! Il faut préciser que la mission de l’ONU a choisi de fermer pratiquement toutes les industries qui avaient échappé aux bombardements de l’OTAN de 1999. Le complexe de Trepca, un des plus importants sites miniers d’Europe, est ainsi à l’arrêt, alors que se poursuivent des manœuvres autour de sa privatisation.
Le Kosovo est également devenu un havre pour diverses organisations terroristes. Rappelons que l’Armée de libération du Kosovo (UCK) était cataloguée par les Etats-Unis comme « terroriste » avant de devenir une force terrestre d’appoint de l’OTAN durant les bombardements. Elle est à l’origine de la guérilla des années ’90 et est devenue en 1999 une formation paramilitaire, le Corps de protection du Kosovo (TMK), financé par l’ONU. Des anciens membres de l’UCK sont soupçonnés d’avoir créé l’Armée nationale albanaise, dont l’objectif déclaré est la « Grande Albanie », et qui a revendiqué des douzaines d’attentats, en Macédoine, en Serbie du Sud et au Kosovo, dont une tentative d’assassinat du président Rugova en mars dernier. En outre, selon Gambill, Al-Qaeda disposerait de sympathisants au Kosovo et s’y procurerait des explosifs, qui auraient pu être utilisés à Madrid en mars 2004.
Face à tel fiasco, on peut comprendre l’empressement de certains à opter pour la fuite en avant, c’est-à-dire à précipiter la détermination du statut final du Kosovo. Alors que se multiplient les signaux en provenance de plusieurs pays occidentaux – Etats-Unis et Allemagne en tête – en faveur d’une indépendance rapide, éventuellement conditionnelle (avec maintien de troupes étrangères), il n’est pas très réaliste d’imaginer qu’une autre voie puisse être empruntée, d’autant plus qu’elle susciterait au Kosovo une explosion de violence que les forces de l’OTAN (KFOR) et le personnel de l’ONU veulent éviter à tout prix.
Il est cependant naïf de croire que l’octroi de l’indépendance règlerait d’un coup de baguette magique les multiples problèmes qui gangrènent le Kosovo, comme le prétendent les leaders albanais. Et l’option indépendantiste comporte des risques déstabilisateurs peut-être encore plus importants à moyen ou long terme. Un tel précédent pourrait légitimer et galvaniser les prétentions sécessionnistes albanaises dans d’autres régions voisines, en premier lieu la Macédoine, qui a été en 2001 au bord d’une guerre civile majeure. Il pourrait également inspirer les Serbes de Republika Srpska, une des deux entités constituant la Bosnie-Herzégovine, ainsi que les mouvements sécessionnistes kurdes, tchétchènes, basques…
Enfin, l’indépendance du Kosovo récompenserait et aggraverait un nettoyage ethnique sans précédent dans les Balkans en temps de paix. Et, alors qu’en Croatie et surtout en Bosnie, un nombre significatif de populations minoritaires sont rentrées dans leurs foyers, aucun phénomène semblable n’est observé au Kosovo, de plus en plus « ethniquement pur ». L’octroi de l’indépendance à cette province poserait de sérieuses questions sur les réels objectifs de l’engagement de l’Occident en ex-Yougoslavie, dont il nous a été répété qu’il était uniquement motivé par la défense de la multiethnicité et le souci de protéger les minorités. Et non par de sordides intérêts géostratégiques symbolisés, comme l’affirment certains esprits chagrins, par l’existence en plein Kosovo de Camp Bondsteel, la plus grande base US construite depuis la guerre du Vietnam…