Le port de Feodossia est bloqué depuis bientôt une semaine. Ce port où le cargo "Advantage", de l'US Navy, a débarqué des conteneurs "suspects" aux yeux des habitants de la Crimée, ainsi que des véhicules militaires et d'autres matériels de guerre. Le ministre ukrainien de la Défense, Anatoli Gritsenko, avait déclaré dans un premier temps que le fret en question venu d'outre-Atlantique était uniquement composé de matériaux de construction pour la modernisation du polygone de Feodossia, mais au cours d'une émission télévisée il a fini par avouer avoir trompé les gens. Les Etats-Unis ont acheminé en Crimée des armes et des matériels de guerre pour les exercices tactiques internationaux "Sea breeze-2006".
Cependant, les manifestations des Criméens à l'entrée du port n'ont pas du tout pour origine les propos "embrouillés" tenus par un quelconque fonctionnaire kiévien. Ce sont là des choses auxquelles on s'est habitué en Ukraine.
Non, les gens ne veulent tout simplement pas laisser des unités militaires américaines et otaniennes fouler le sol criméen. L'action des habitants de la presqu'île est dirigée contre cette organisation et les perspectives d'une adhésion de leur pays à l'Alliance de l'Atlantique Nord.
On en veut pour preuve non seulement les slogans et les banderoles scandés et brandies par les manifestants, mais aussi le fait que ceux-ci n'avaient jamais été aussi nombreux et résolus à protester contre ces exercices qui se succèdent quasi annuellement en mer Noire et à proximité des côtes de la Crimée.
Effectivement, pour quelle raison l'apparition en Crimée de soldats de l'OTAN a-t-elle suscité une réaction aussi puissante précisément maintenant et pas il y a un an ou deux? Car cela fait près d'une décennie que l'Ukraine, tout comme de nombreux autres pays de l'espace post-soviétique, dont la Russie, prennent part au programme de l'OTAN "Partenariat pour la paix", dans le cadre duquel ces manoeuvres sont tenues. Celles-ci portent des noms de code divers: "Peace shield", "Black sea force", "Sea breeze", "Joint assistance", mais elles s'articulent sur des scénarios à caractère pacificateur qui se répètent dans diverses versions d'année en année.
Qu'est-ce qui a donc changé aujourd'hui? Beaucoup de choses. Tout d'abord, l'attitude des habitants de la Crimée et d'autres régions d'Ukraine, surtout du centre et de l'est du pays, à l'égard du "pouvoir orange", qui avaient été nombreux il y a seulement un an à le soutenir lors de l'élection présidentielle. Seulement les promesses d'amélioration de l'existence n'ont pas été tenues. L'inflation galopante engloutit les maigres augmentations de salaires et de pensions. Il y a aussi la détérioration des rapports avec la Russie que la majorité de la population considère comme son pays natal. Les attaques contre la langue russe se multiplient, on lui refuse le droit de langue officielle même au niveau municipal où la langue titulaire n'est pas particulièrement usitée. Quant à la politique pro-occidentale visant l'adhésion à l'OTAN, dont les avantages sont loin d'être évidents, elle est devenue source d'irritation.
Lorsque le ministre de la Défense Anatoli Gritsenko avait évoqué le passage de l'armée ukrainienne aux standards de l'OTAN, la chose avait été saluée par beaucoup car cela se serait traduit par une optimisation des dépenses d'entretien de l'armée et de la marine, une réduction des structures militaires bureaucratiques et des effectifs des forces armées, une diminution de la durée du service militaire et un passage au recrutement contractuel.
La participation de militaires ukrainiens aux opérations de paix de l'OTAN au Kosovo, en Afrique et au Proche-Orient et même la présence temporaire d'un contingent militaire ukrainien en Irak n'avaient pas suscité de contradictions particulières. Les officiers et les soldats contractuels étaient ravis à l'idée de pouvoir révéler leurs qualités professionnelles dans des "points chauds". Même si cela était contraire aux intérêts de la nation. Ainsi, en 1999, les nouveaux membres de l'Alliance ont été contraints d'appuyer les bombardements de la Yougoslavie voisine où pourtant vivaient des Hongrois, des Roumains et des Bulgares ethniques risquant de périr sous les bombes...
Qui plus est, les gens sont de plus en plus nombreux à prendre conscience que l'entrée de l'Ukraine à l'OTAN mettrait fin à sa coopération avec le complexe militaro-industriel de la Russie. Il est patent aujourd'hui que si Moscou a renoncé à participer à la construction de l'avion de transport militaire An-70 conçu par le bureau d'études Antonov, c'est davantage en raison des risques politiques extrêmement élevés qu'à cause de la "surcharge du plan central et de la puissance insuffisante des moteurs" évoquées par le commandant en chef de l'Armée de l'air russe, le général Vladimir Mikhaïlov. Au Kremlin on ne veut pas qu'un avion dans la fabrication duquel la Russie a investi des sommes considérables puisse un jour être utilisé par l'OTAN. Et, pourquoi pas, contre les intérêts de la Russie.
On observe la même chose avec les moteurs destinés à équiper les hélicoptères russes Mi-8, Mi-17 et Mi-24, qui étaient fabriqués à l'usine "Motor Sitch" de Zaporojie. Moscou a décidé de transférer leur fabrication à l'usine Klimov de Saint-Pétersbourg et à l'usine Tchernychev de Moscou, ce qui pourrait provoquer la faillite de "Motor Sitch" et aussi une montée du chômage dont le taux en Ukraine est bien plus élevé qu'en Russie et en Biélorussie, par exemple. L'arrêt de la coopération des clients russes avec le bureau d'études Antonov et "Motor Sitch" ne sont pas les seuls exemples montrant où peut mener la politique des responsables ukrainiens visant l'entrée de l'Ukraine à l'OTAN.
Il importe de souligner qu'il ne s'agit pas du tout ici d'une "vengeance de Moscou contre le traître". Non, la Russie sait pertinemment qu'il y a énormément de gens sensés en Ukraine. Elle est simplement soucieuse de se prémunir contre des risques politiques évidents car il est évident que Kiev serait dépendant des décisions prises à Bruxelles et, plus précisément, à Washington, peut-être même sans que les intérêts nationaux du peuple ukrainien soient pris en compte.
Quels que soient ses motivations politiques et son illogisme dans le cadre du Programme de coopération internationale "Partenariat pour la paix", le blocus du port de Feodossia montre à Kiev que chez le peuple ukrainien le bon sens et l'instinct de conservation sont plus développés que chez certains dirigeants du pays. Les intérêts de la population de la Crimée et des régions centrales et orientales du pays divergent de plus en plus d'avec les intérêts égoïstes du "pouvoir orange". Ce qu'il faudra bien admettre un jour ou l'autre.