Au printemps 1999, les raids de lOTAN contre la Yougoslavie avaient été marqués, durant les premières semaines de bombardement du moins, par un relatif alignement de lopinion publique ouest-européenne sur ses belliqueux dirigeants. Cette fois-ci, la guerre anglo-américaine contre lAfghanistan ne semble pas bénéficier dun même assentiment. Si le discours des chefs détat, ceux des grandes puissances surtout, ne paraît guère avoir évolué, le ton des grands médias est incontestablement bien plus modéré et pluraliste. Pour se limiter à un seul exemple, il était alors absolument sacrilège et « révisionniste » de mentionner que, outre les bien réelles exactions serbes suscitées par les dévastations commises par lOTAN, certains réfugiés kosovars auraient également pu vouloir échapper aux humanitaires bombes occidentales. Cette fois-ci, les médias naccusent pas les talibans de pousser leur peuple à lexode et reconnaissent cette simple réalité : quil est bien naturel de vouloir fuir un pays laminé par les bombardiers américains.
Ce changement est-il dû à un regain de vigueur du mouvement pour la paix ? Ou bien dautres facteurs entrent-ils en ligne de compte ? Sans vouloir sous-estimer une évolution perceptible de franges importantes de lopinion publique, comme en témoigne le succès du mouvement pour une « autre mondialisation », nous penchons davantage pour la seconde hypothèse. Les différences de contexte entre les deux guerres sont nombreuses et importantes. Nous citerons notamment :
la personnalité de George W. Bush qui, à la différence 
  du cauteleux Clinton, est perçu comme une « brute épaisse 
  » par une majorité de lopinion publique ouest-européenne 
  ;
  le fait que les Européens, sauf les Britanniques, sont moins directement 
  impliqués dans la croisade afghane que dans la guerre contre la Serbie 
  : au sens strict, il ne sagit pas cette fois dune guerre de lOTAN 
  et nous ne devons pas subir quotidiennement le matraquage dun Jamie Shea 
  en direct du QG dEvere ;
  la crainte de nos dirigeants de se mettre à dos les importantes communautés 
  musulmanes vivant dans nos pays et de devoir faire face à des « 
  troubles intérieurs », alors que le nombre de Serbes ou de chrétiens 
  orthodoxes vivant par ici est négligeable ; 
  les buts de guerre affichés : en 1999, il sagissait dexpulser 
  les forces de sécurité yougoslaves du Kosovo et de les remplacer 
  par des troupes de lOTAN (« Serbs out, NATO in », selon lexpression 
  de Jamie Shea), ce qui donnait une certaine logique militaire aux bombardements 
  ; cette fois-ci, de nombreux stratèges et journalistes doivent bien admettre 
  ce quun enfant de 7 ans au QI moyen pourrait aisément comprendre 
  : que les bombardements contre les Afghans ne font que favoriser léclosion 
  dune nouvelle génération de fêlés intégristes 
  et de terroristes à travers tout le monde musulman ;
  les buts de guerre réels sont sans doute plus clairs dans le conflit 
  actuel que dans le précédent : lAfghanistan est pratiquement 
  incontournable pour acheminer les immenses richesses en pétrole et en 
  gaz dAsie centrale vers le marché nord-américain, alors 
  que les buts de la campagne contre la Yougoslavie étaient plus complexes 
  et plus difficiles à définir : affaiblir un pays réticent 
  à lextension de lOTAN et au libéralisme débridé 
  de lUnion européenne, compenser aux yeux du monde musulman le soutien 
  pro-israélien par une aide aux Albanais, donner un avertissement à 
  la Chine et à la Russie
 ; 
  pendant des années, notamment durant le long conflit bosniaque, les dirigeants 
  occidentaux et les médias à leur service ont eu tout le loisir 
  de diaboliser les chefs et la population serbes, leur attribuant toutes les 
  exactions des guerres balkaniques, en occultant toutes les informations allant 
  en sens contraire ; dans le cas afghan, bien que Bin Laden avait déjà 
  la réputation dun dangereux terroriste et les talibans de transformer 
  leurs femmes en fantômes, on se souvient que lOccident avait largement 
  soutenu les « moudjahidines » contre les Soviétiques et accueilli 
  avec un certain soulagement laccession au pouvoir des ultra-fondamentalistes 
  talibans ;
  enfin, le facteur géographique, mille fois vérifié : les 
  médias sont infiniment plus enclins à faire pleurer et à 
  mobiliser les téléspectateurs pour un drame se déroulant 
  « au cur de lEurope » que pour des millions de victimes 
  au teint basané et en outre voilées ou enturbannées croupissant 
  au fin fond de lAsie ; à lépoque de la guerre, un 
  réfugié bosniaque recevait 16 fois plus daide du Haut commissariat 
  aux réfugiés de lONU que son homologue africain, ce dernier 
  ayant été en outre généralement ignoré par 
  les centaines dONG actives dans les Balkans.
Bref, un ensemble de facteurs concourent à un large scepticisme des populations européennes face aux bombardements anglo-américains au pied de lHimalaya. Il est de la responsabilité du mouvement de paix de transformer une vague indifférence à une guerre lointaine en une opposition résolue et lucide à ce qui est un nouveau crime contre le droit international et une nouvelle avancée des États-Unis vers un contrôle absolu de chaque recoin de la planète.