Les USA gardent un oeil sur la Syrie, et tissent leur toile dans le Golfe
Source : Asian Times
M K Bhadrakumar
4 avril 2012

On n'espérait guère que la réunion des "Amis de la Syrie" tenue le "jour des Fous" [Fool's Day = 1er Avril] en Turquie, produise des résultats significatifs pour l'avancement de l'agenda du changement de régime en Syrie.

Le pays hôte a essayé très péniblement de tirer un lapin du chapeau. Mais le spectacle sur le Bosphore n'a tiré du chapeau qu'un seul gagnant- les USA. La Secrétaire d’État étatsunienne Hillary Clinton est reparti en riant.

Les choses se sont enlisées sur plusieurs points. L'opposition syrienne continue à être un assemblage disparate. Le régime du président Bachar al-Assad ne montre aucun signe de fatigue et bénéficie du solide soutien de l'armée et de l'administration. Il prend de la hauteur politique et diplomatique en annonçant sa coopération avec le plan en six points de l'ancien Secrétaire des Nations Unies, Kofi Annan, tout en changeant par la force la situation au sol en sa faveur.

Il y a désaccord entre les puissances extérieures. Le sommet de la Ligue arabe à Bagdad de la semaine dernière a sommairement renoncé à son exigence antérieure qu’Assad devait démissionner. Les dits «Amis» sont réticents à franchir la ligne. La Russie, la Chine et l'Iran demeurent fermement opposés à l'agenda du changement de régime.

La réunion d'Istanbul s'est contenté de rhétorique. Mais le communiqué conjoint révèle l'impuissance. Il reconnait l'opposition du Conseil National Syrien (CNS) comme un représentant de tous les Syriens et le «note» comme le principal interlocuteur, mais il ne lui accorde pas une reconnaissance complète.

Il demande à Kofi Annan (qui a refusé d'assister à la réunion d'Istanbul) de fixer à Damas un calendrier pour se conformer à son plan, mais n'en suggère pas un lui-même. Il s'abstient de mentionner tout soutien ou aide militaire aux rebelles de l'"Armée Syrienne Libre".

De manière curieuse, l'Arabie saoudite et "une ou deux" monarchies du Golfe (lisez le Qatar) pourraient créer un fonds pour corrompre et inciter à des défections parmi les forces armées syriennes - un "pot d'or" pour saper l’État syrien. L'idée bizarre, c'est que les deux cheikhs du Golfe paieront les salaires de tout Syrien disposé à lutter contre son gouvernement.

Clinton s'est sagement abstenue de donner des conseils. En dehors une certaine jolie rhétorique, les États-Unis se sont limités à annoncer une contribution de 25 millions de dollars à titre d'aide humanitaire pour le peuple syrien. Mais personne ne sait comment l'aide pourrait atteindre les destinataires.

A toutes fins utiles, les "Amis de la Syrie" semblent être en train de jouer la montre. Comment se fait-il que l'administration étatsunienne dirigée par un homme d'Etat réfléchi se retrouve dans un tel cirque?

La réponse pourrait se trouver dans une interview franche faite à CNN dimanche par le président de la commission de renseignement de la Chambre à Washington, Mike Rogers. Rogers a carrément déclaré : «Nous [les USA] ne voyons pas vraiment s'effondrer le cercle intime de Assad. [..] Ils [le gouvernement syrien] croient qu'ils sont en train de gagner, et nous pensons certainement, grâce à la collecte de renseignements, qu'ils croient qu'ils sont en train de gagner cette partie.»

En effet, Damas avait déclaré juste avant la réunion des "Amis" d'Istanbul que la «bataille pour renverser l’État était terminée». Les forces syriennes ont capturé samedi le chef adjoint de l'ASL, Abdu al-Walid, qui avait dirigé les opérations dans la région de Damas. Mustafa Al-Cheikh, le haut dirigeant de l'ASL vit confortablement en Turquie et est à la tête d'une chaîne de commandement décimée à la suite de la série de succès militaires des forces syriennes.

La réaction méprisante de Moscou pour les pitreries des «Amis» n'est donc pas une surprise. «Les ultimatums et des deadlines artificielles aident rarement à résoudre les chose» a déclaré le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Il a ajouté de manière caustique que c'est le Conseil de sécurité, qui décidera «qui se conforme à ce plan [le plan de Annan], et comment.»

Lavrov est d'accord avec Damas sur le fait que le plan de paix ne pourra pas fonctionner si les forces rebelles aussi n'arrêtent le feu - «Nous [la Russie] avons l'intention d'être amis avec les deux parties en Syrie.» Quant au CNS, il ne reflète qu'une "fraction" du peuple syrien. «Lorsque la décision est prise d'appeler un seul groupe 'représentant légitime', on pourrait sauter à la conclusion que les autres Syriens - à la fois les organisations et les autorités - ne sont pas légitimes. Je pense que cette approche est dangereuse et va à l'encontre des efforts mis en avant par Kofi Annan.»

Lavrov a répondu à la rhétorique par la rhétorique, mais il n'a pas réussi à battre la rhétorique fleurie de Clinton. La grande beauté de la rhétorique US est que Washington maintient toutes les options ouvertes. Il s'agit d'une année électorale et le président Barack Obama n'est pas intéressé par une nouvelle complication militaire en Syrie - ou n'importe où ailleurs. Mais les USA se gardent également d’empêcher les "Amis" d'épater la galerie.

La contribution de Washington se limite à la fourniture d'équipements de communication et d'aide humanitaire. Mais si les cheikhs saoudiens et qataris veulent se décharger de plusieurs autres millions pour payer les combattants de l'opposition syrienne, Washington ne s'y opposera pas.

La «ligne rouge» est la question d'armer ouvertement les rebelles, ce qui peut déclencher une guerre civile. Clinton a visité Riyad le samedi et a essayé de rendre plus conciliante la ligne dure saoudienne.

Le point c'est que, comme Rogers l'a souligné, c'est une "mauvaise idée" d'armer l'opposition syrienne, «principalement parce que nous ne savons pas qui ils sont ... Et rappelez-vous, donner la gamme complète d'armements à des gens dont nous ne savons pas qui ils sont n'est probablement pas de bon augure pour nous dans le long terme.»

Dans une carte blanche parue ce week-end, l'ancien secrétaire d'Etat Henry Kissinger a donné une construction intellectuelle à ces préoccupations. Le Printemps Arabe ne s'est pas vraiment révélé être la "révolution régionale, dirigée par des jeunes au nom de principes démocratiques libéraux". Et ce ne sont pas exactement des démocrates qui "prédominent dans l'opposition syrienne." Le «consensus» de la Ligue arabe sur la Syrie n'a pas de sens, façonné par des régimes autoritaires qui n'ont aucun antécédent à faire valoir en tant que démocraties. Kissinger met en garde : «Plus radicale serait la destruction de l'ordre existant, et plus difficile serait la mise en place d'une autorité nationale... Plus une société se fragmente, et plus la tentation est grande d'encourager l'unité par des appels à une combinaison de nationalisme et d'islamisme tournée contre les valeurs occidentales ... À ce jour, les forces politiques fondamentalistes traditionnelles, renforcées par une alliance avec des révolutionnaires radicaux, menacent de dominer le processus.»

Ce sont des résultats qui iraient à l’encontre des préoccupations stratégiques des Etats-Unis "indépendamment du mécanisme électoral par lequel ces gouvernements arrivent au pouvoir." Le point de vue de Kissinger est étonnamment proche de ce que Moscou et Pékin n'ont cessé de clamer.

L'administration Obama sent les dangers. Elle aimerait adopter une conduite sûre - au moins jusqu'à ce que les choses soient clarifiées, spécialement en Egypte, où les cheikhs des Frères Musulmans sont sur le point de dépasser les cheikhs d'Al-Azhar comme principale référence dans les affaires légales, religieuses et de gouvernance politique. Aussi, Washington a jugé opportun de mettre la Russie sur le siège du conducteur.

Si Moscou y arrive et que la crise se résout, Washington n'a rien à perdre et pourra toujours reprendre les fils de la transition politique, et le "reset' US-Russie pourra même acquérir quelques poids. Mais si Moscou échoue, sa capacité à bloquer au sein du Conseil sécurité de l'ONU en prend un coup et l'initiative est toute à Washington.

L'essentiel, c'est que Washington est aujourd'hui considéré comme étant du "bon côté l'histoire". Comme Henry Kissinger l'a dit, «la conduite des États-Unis durant les bouleversements arabes a jusqu'ici évité de faire des USA un obstacle aux transformations révolutionnaires. Ce n'est pas une réussite mineure.»

Une fois de plus, les liens de Moscou avec l'Arabie saoudite et le Qatar sont mis à rude épreuve. Dans son discours à Istanbul, le ministre saoudien des Affaires étrangères Saoud al-Fayçal a condamné la Russie comme l'influence maléfique sur Damas. La Chine, qui avait été à l'assaut des citadelles de l'Occident au sein des états du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), doit également entamer de sérieux travaux de raccommodage.

Cela fonctionne à l'avantage géopolitique de Washington. Profitant du sens profond d'insécurité et d'aliénation du régime saoudien, les États-Unis sont sur le point de réaliser le projet de rêve d'incorporer les États du CCG dans leur architecture globale de défense antimissile.

Un haut responsable étatsunien du département d’État a déclaré à propos de la visite de Clinton à Riyad le week-end : «Nous travaillons avec chacun d'entre eux [les États du CCG] pour développer l'architecture pour un système régional; l'objectif de Washington est de réunir toute la coopération étatsuniennes existante en matière de défense tactique avec chacun des États du CCG au sein d'un seul "contexte stratégique."»

Le tout nouveau forum de coopération stratégique US-CCG, qui s'est réuni à Riyad samedi, réécrit tout le scénario de la sécurité du Golfe Persique. Le contexte est la "menace" iranienne. Mais sur le plan géopolitique, l'arc du système de défense antimissile global US qui s'étend de l'Europe centrale via la Turquie est maintenant prêt à faire un saut sur l'ensemble du Moyen-Orient pour affleurer les eaux de l'océan Indien.

En somme, Washington tisse sa toile dans la région riche en pétrole du golfe Persique, et pourra toujours revisiter la crise en Syrienne en temps utile.
 

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