L’Ukraine ou comment ne pas se laisser manipuler ?
Source : EURASIA Info Nicolas Bárdos-Féltoronyi 1er mars 2014 1. Quelques éléments de base Si l'on excepte la Russie, l'Ukraine est le plus vaste pays d'Europe. C'est aussi un des plus peuplés. En raison de sa situation géographique, elle fut longtemps un Etat tampon, aux confins d'aires d'influences politiques et culturelles variées, voire antagonistes, comme l'attestent par exemple la géographie religieuse, linguistique et électorale. Malgré une histoire ancienne, ses frontières ne furent stabilisées qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale et la presqu'île de la Crimée à la mer Noire n'a été acquise qu'en 1954. Avec une surface de 603 700 kilomètres carrés (550 000 kilomètres carrés de la France), l'Ukraine, deuxième pays d'Europe, s'étire sur 1 300 kilomètres d'est en ouest et sur 700 à 900 kilomètres du nord au sud. C'est le sixième pour la population avec 45,5 millions en 2007. Ce pays de basses terres s'ouvre largement sur ses voisins. C'est une succession de plaines et de plateaux sans contraste topographique majeur, traversés par plusieurs fleuves (Dniestr, Boug et Dniepr). Le Dniepr coupe pratiquement le pays en deux. L'est de l'Ukraine est beaucoup plus industrialisé. On y trouve un pays noir dont l'industrialisation commença à la charnière des XIX e et XXe siècles. C'est le bassin houiller du Donetz, ou région du Donbass. L'ouest de l'Ukraine s'ouvre largement sur l'Europe centrale et peut être divisée en plusieurs sous-ensembles bien individualisés. Le plateau de Podolie et de Volhynie correspond à la partie occidentale des Terres noires, entre les villes de Kiev et de Lviv. C'est une région fondamentalement rurale de collines et de terres basses. Après des siècles de domination d'abord polonaise, puis russe, l'Ukraine a pu avoir une autonomie limitée dans le cadre de l'Union soviétique et enfin l'indépendance depuis la dissolution de cette dernière en 1991. Dans le passé comme aujourd'hui, les Ukrainiens de tous bords sont avant tout des Ukrainiens qui tiennent énormément à l'indépendance de leur pays: à l'Ouest comme à l'Est, même s'il existe quelques séparatistes. Se réintégrer dans une union soviétique reconstituée leur reste hors de question. Les pressions exercées périodiquement par Moscou, notamment en matière du prix du gaz naturel, restent présentes. Des propositions de fédérer, au sens belge, le pays n'attirent guère des partisans car c'est la région orientale industrialisée qui subsidie la région occidentale, toujours fort remuante face au pouvoir à Kijev. Se rapprocher de l'UE leur plairait mais en faire partie leur paraît douteux pour des raisons de sagesse populaire et d'intérêts économiques. Certes un „Occident” mythique leur apparaît comme un paradis et on aimerait y émigrer massivement. Mais il est vrai aussi que Moscou et Kiev ont des systèmes économiques très complémentaires en matières industrielles. Du reste, l'Ukraine est techniquement un pays neutre qui veut le rester coincée, entre Moscou et Bruxelles (Washington). Aussi les qualifications pro-européenne ou pro-russe des manifestants me paraissent-elles hors propos. Par ailleurs, dès l'indépendance, le pays a subi l'établissement d'un capitalisme sauvage qui persiste sous l'égide des « oligarques » capitalistes, des multinationales ukrainiennes. Ces multinationales exercent une influence majeure et constante sur la politique depuis l'indépendance, et ce, quel que soit la coalition au gouvernement. Les gouvernements successifs ont appliqué les recettes du FM: libéraliser, privatiser, flexibiliser le travail et avoir aussi peu de gouvernement que possibles (sauf le maintien de l'ordre). Quelques groupes de multinationaux locaux se sont constitués, alors que le chômage et les inégalités ont explosés. Sauf une élite urbaine peu nombreuse, la majorité de la population vit dans la misère. 2 à 3 millions d'Ukrainiens travaillent à l'étranger dont les deux-tiers en Russie. Cependant, touts capitalistes qu'ils soient, ces groupes financiers ou industriels restent aussi et avant tout ukrainiens, même s'ils s'organisent à partir du Chypre. Enfin, le néolibéralisme a désorganisé l'Etat et le pays. Il a installé un système vaste de corruption publique et surtout privée. L'Etat se confond en partie avec les grands financiers. Ainsi les difficultés socio-économiques se joignent-elles au rejet des gouvernements corrompus ce qui explique les manifestations actuelles et antérieures, sans compter les intrusions extérieurs. [ …] Les illusions de Bruxelles (Washington) ou une mauvaise négociation ? Plus fondamentalement, avec sa politique du « voisinage », l'UE a en réalité tenté d'« arracher » l'Ukraine à la Russie. Elle n'a pas pris au sérieux la volonté des Ukrainiens de ne pas vouloir s'aligner à l'un au détriment de l'autre. Ce fait ne manque pas non plus d'irriter la Russie. Il n'est guère étonnant que la tentative occidentale ait jusqu'ici échoué. Cette même volonté d'indépendance s'exprime lorsque Moscou presse Kiev d'adhérer à l'Union douanière créée par la Russie avec d'autres ex-républiques soviétiques. Or, Bruxelles a déclaré, à tort, incompatible cette adhésion avec l'accord d'association négocié. Ce type de négociations sert précisément à rechercher des compatibilités, si l'on veut l'adhésion et le bien de l'Ukraine. De plus, l'UE comporte 5 à 6 pays neutres. Il aurait été intéressant de les associer aux négociations afin de souligner que l'UE admet en son sein des pays neutres. Un peu imprudemment, les diplomates européens auraient laissé entendre à leurs interlocuteurs ukrainiens que l'association est le chemin royal à l'intégration pure et simple à l'UE. Du reste, l'UE refuse assez maladroitement le droit d'entrer sans visa aux personnes, même à terme ou sous forme de promesse vague, des Ukrainiens, tant désiré par ces derniers. Washington essaie constamment de grignoter la position de la Russie et ici, par le biais de l'Ukraine. Moscou évidemment ne se laisse pas faire, et procède à des manœuvres diplomatiques (habituelles des grandes puissances) par l'usage alterné de la carotte et du bâton. L'OTAN a déjà été arrêtée dans son expansion vers l'Est en 2008 lorsque, avec le soutien de certains milieux de Washington, la Géorgie s'est attaquée à la Russie et a lamentablement échoué. Il convient néanmoins de se rappeler également que, l'OTAN a institué à Kiev un Centre d'information qui organise des rencontres et séminaires, et même des visites de « représentants de la société civile » au quartier général de Bruxelles. Grâce à des exercices communs, l'OTAN dispose un réseau de liaisons étendu dans les milieux militaires et civils. Ce qui est confirmé par le ton de commandement avec lequel le secrétaire général de l'OTAN s'adresse le 20 février dernier aux forces armées ukrainiennes, en les avertissant de « rester neutres », sous peine de « graves conséquences négatives pour nos relations ». Il faut bien dire qu'en suspendant son accord d'association à l'UE, l'Ukraine a momentanément échappé de justesse à la mise en coupe réglée de son agriculture et de ses manufactures par des multinationales financières et agroalimentaires européennes et américaines qui en auraient profité en outre pour prendre le contrôle des millions d'hectares de terres les plus riches du monde. Du reste, l'UE a fait semblant d'oublier que l'Ukraine est ipso facto et militairement neutre par disposition constitutionnelle et dès lors n'en tire aucune conclusion quant à ses démarches futures. C'est dommage à la fois pour le peuple ukrainien et par les démocrates au sein de l'UE. L'attitude du gouvernement Désormais, il ne reste à l'Ukraine que d'attendre de meilleures conditions pour signer un accord d'association avec l'UE. L'ex-président ukrainien a défini cinq conditions, pour que son pays signe l'accord d'association avec l'UE. Il s'agit notamment de
Il y a peu de chance que ces exigences ne soient pas maintenues dans l'avenir. Le principal argument de Kiev contre l'accord commercial, c'est qu'il coûterait trop cher. Une des raisons pour lesquelles l'intégration de l'Ukraine avec l'UE coûterait tant est qu'elle empêcherait l'accès aux marchés traditionnels russes. L'UE s'est déclaré de ne pas être en mesure de financer le manque à gagner ou de supprimer les visas d'entrée à l'UE tant attendu par les Ukrainiens. Cependant, l' Ukraine a également clairement fait comprendre qu'elle restait engagée à une intégration européenne et adhérait à ses idéaux. L'UE a aussi précisé qu'elle laissait ses portes ouvertes. En attendant, l'ex-gouvernement a poursuit ses efforts pour rendre économiquement le pays moins dépendant de la Russie. Pendant les manifestations, le p résident Ianoukovitch a effectué une visite en Chine en décembre 2013. La Chine aidera l'Ukraine à produire du gaz synthétique à partir de charbon. Elle y investit pour une valeur de quelque € 6,4 milliards , après un prêt de € 8 milliards . Cet investissement vise à aider l'économie ukrainienne et, en cours d'année, les deux pays ont signé un accord agricole, dans le cadre duquel la Chine prend un engagement d'envergure en faveur du secteur agricole ukrainien pour les 50 prochaines années. Dans le cadre de l'arrangement, la Chine louera à bail de vastes terres agricoles et par la même occasion améliorera l'infrastructure ukrainienne. Au final, la Chine et l' Ukraine cultiveront conjointement près de trois millions d'hectares de terres - une surface de la taille de la Belgique. Par ailleurs, l' Ukraine a signé un accord de fourniture de gaz avec la Slovaquie en janvier 2014. Selon l'accord, un renversement du sens de circulation du gaz sera mis en place entre les deux pays. Ainsi, Kiev pourrait acheter du gaz naturel de l'UE et en importer chaque année au moins 10 milliards de mètres cubes via la Slovaquie. Mais, l 'Ukraine achète du gaz de l'UE à environ 400 dollars les 1 000 mètres cubes, alors que la Russie le lui vendait à un prix de 268,5 dollars les 1.000 mètres cubes au premier trimestre de 2013. Il n'empêche que le pays s'approvisionne également en gaz auprès de l'énergétique allemand RWE en l'important via la Pologne et la Hongrie. L'an dernier, l'Ukraine n'a importé que deux milliards de mètres cubes environ de gaz d'UE, alors qu'en 2013, l 'Ukraine a acheté à la Russie 28 milliards de mètres cubes de gaz. Quelles perspectives ? Une réaction récente américaine montre qu'aux yeux de l'administration d'Obama, il s'agit en Ukraine d'un rapport de forces qui ressemble furieusement aux activités de « guerre froide » entre Moscou et Washington. Moscou exerce aussi sa pression, sous forme de modifications du prix du gaz naturel fourni ou d'accorder des prêts on non à l'Ukraine. Il y a aussi une part de la responsabilité qui incombe aux dirigeants européens et américains qui sont venus à Kijev jeter de l'huile sur le feu, faisant croire aux opposants la possibilité d'une victoire facile. Il est simplement stupide que les « quatre pays de Visegrád » (la Pologne, la République tchèque, la Hongrie et la Slovaquie) décident de créer un groupe armé commun, faisant suite aux événements en Ukraine. Notre presse pourrait aussi être plus prudente. Il n'y a guère un journal français respectable (sic !) a titré comme cela : « Ukraine : vers un protectorat russe? »… La démission du gouvernement, l'annulation des dispositions répressives et la destitution du président sont déjà acquises. N'oublions cependant pas que l'exécutif ukrainien a été élu dans le respect des critères démocratiques et, vu la médiocrité du système juridique ukrainien, il me paraît dommageable de l'avoir affaibli encore plus. Nonobstant cela, représentés au sein du parti gouvernemental, les quatre groupes financiers majeurs du pays ont modifié leur position et, au 22.2.2014, ont fait voté la destitution du président et la convocation des élections présidentielles pour les 25 mai 2014. Selon moi, les groupes en question ont un seul intérêt commun, c'est d'empêcher la partition du pays. En fonction de leurs intérêts, certains d'entre eux penchent certes plus vers « l'Est », alors que d'autres le font plus vers « l'Ouest », sans se laisser « coloniser ». Soudainement, l'UE et le FMI annoncent aussi leur soutien financier au pays à condition que celui-ci applique des réformes néolibérales (libéraliser, privatiser, flexibiliser l'emploi, etc.) , tandis que la Russie suspend ses propositions d'aide. Ces événements sembleraient indiquer que la « balançoire » tourne à présent en faveur de Bruxelles et de Washington, et ce, au détriment de Moscou. Mon sentiment que ce mouvement reste provisoire car l'Ukraine ne peut être que neutre entre l'Est et l'Ouest. Rien n'empêche que la pression de la rue puisse encore réduire le nombre des décisions arbitraires dans le domaine économique, de prendre des dispositions contre la corruption et d'annuler les mesures antisociales. Extraits de « EURASIA Info » - mars 2014 Autres textes de Nicolas Bárdos-Féltoronyi sur le site du CSO |