Le pacifisme du 21e siècle
Luc Mampaey (GRIP) 6 août 2014 Jean-Michel Guieu, sans doute l'un des plus éminents chercheurs français sur l'histoire du pacifisme, mettait en évidence dans un article récent que depuis une vingtaine d'année, un important courant historiographique dans l'étude de l'histoire européenne du 20 ème siècle, décrivait souvent l'Europe comme un « continent des ténèbres ».1 Un continent qui, selon Eric Hobsbawm, aurait essentiellement « vécu et pensé en termes de guerre mondiale, même lorsque les armes se taisaient et que les bombes n'explosaient pas ».2 Selon cette interprétation tragique de l'histoire européenne, les périodes de retour à la paix deviennent des « sorties de guerre », c'est-à-dire « une sorte de guerre après la guerre »3, « une ère de catastrophes »4, ou une Guerre Froide. Entretemps la Guerre Froide s'est terminée, la menace d'une destruction mutuelle totale s'est dissipée, les forces armées européennes se sont considérablement réduites et le service militaire obligatoire a disparu dans la plupart des pays – laissant ipso facto sombrer dans l'oubli les combats des objecteurs de conscience, comme Jean Van Lierde en Belgique –, mais cela ne signifie pas que la guerre a disparu. La guerre s'est banalisée comme une partie de nos vies quotidiennes. Il semble que la guerre soit devenue un simple moyen technique de gestion des conflits. On peut bombarder Tripoli sans le moindre débat ou exécuter Ben Laden sans procès. La Belgique est, ou était, en guerre en Afghanistan, en Libye ou au Mali, tout comme d'autres Etats européens, sans débats dans nos assemblées parlementaires. Tous ces conflits se déroulent dans une relative indifférence générale, seulement perturbée par quelques manifestations. Pour le dire autrement, comme le soulignait Loïc Poujol dans le Nouvel Observateur en 2011, depuis que la peur d'une guerre totale s'est dissipée, l'utopie d'une paix totale s'est aussi estompée. D'où la question : le pacifisme est-il l'illusion perdue du 21 ème siècle ? Je ne le pense pas. Car cette interprétation tragique et violente de notre histoire cache aussi les rêves de paix et de liberté – portés par des hommes comme Henri Lafontaine, Frédéric Passy, Paul Henri Balluet d'Estournelles de Constant, Léon Bourgeois, Jean Jaurès évidemment dont nous commémorons cette année le centenaire de l'assassinat, mais aussi Aristide Briand et Gustav Stresemann, tous deux lauréats du Prix Nobel de la Paix en 1926, avec leur projet des « Etats-Unis d'Europe » après la Première Guerre Mondiale – rêves de paix et de liberté qui ont profondément et durablement influencé notre histoire. Le souvenir de ces hommes, qui ont cru en une Europe qui a fini par s'imposer grâce à ses forces de reconstruction et ses capacités de réconciliation, nous invite à une vision un peu plus optimiste que celle renvoyée par l'image d'un « continent des ténèbres ». Un siècle nous sépare d'eux. Leur héritage nous encourage à nous interroger sur la signification actuelle du mot « pacifisme » – un mot parfois connoté négativement et qu'il faut éviter de le confondre avec la non-violence – ses succès et ses échecs, et ce qu'on attend de lui demain, notamment dans le domaine du désarmement nucléaire. Un pacifiste est une personne qui est opposée à la guerre et à la violence ; une personne qui s'oppose à l'idée de tuer, quel qu'en soit le motif. Selon Dustin Ells Howes, Professeur de Sciences-Politiques à l'Université d'Etat de Louisiane, le pacifisme est d'abord une affirmation idéologique selon laquelle la guerre et la violence devraient, dans tous les cas, être rejetées dans la vie politique comme au niveau individuel. C'est la posture, essentiellement morale, qui était celle des grands pacifistes allemands au début du 20 ème siècle, et sans doute aussi la raison pour laquelle une telle acception du pacifisme, peu conciliable avec les réalités politiques, est toujours et partout restée une position très minoritaire, et peu efficace. Car le pacifisme moralisateur et idéologique qui a dominé le 20 ème siècle a échoué. Si nous posons la question de savoir si les mouvements pacifistes ont été capables d'arrêter ou d'empêcher des guerres, une évaluation réaliste de l'histoire occidentale suggère que la réponse est non. Les manifestations massives à travers l'Europe en 1914, aux cris de « War against war ; Guerre à la guerre ; Kriege dem Kriege » n'ont pas pu empêcher le déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Clamer « plus jamais ça » après la Première Guerre Mondiale, n'a pas empêché la Seconde. De gigantesques mobilisations aux Etats-Unis n'ont pas mis fin à la guerre au Vietnam. De la même façon, l'une des plus importantes manifestations de l'histoire – 10 millions de personnes dans 600 villes à travers le monde en février 2003 – n'a pas empêché la guerre en Irak de commencer en mars 2003. Ce qui a sans aucun doute aussi contribué à la faiblesse du mouvement pacifiste dans la seconde moitié du 20 ème siècle c'est, comme le souligne Guieu, le triple traumatisme qu'il a subi depuis les années 1940:5
Ce constat d'échec du pacifisme moralisateur et idéologique qui a dominé le 20 ème siècle ne doit évidemment pas nous conduire à la conclusion que le pacifisme est futile, inutile, voire même dangereux aux yeux de certains. Mais il doit certainement nous inciter à nous remettre davantage en question et à en tirer les enseignements pour élaborer nos stratégies et éviter que le pacifisme ne devienne l'illusion perdue de ce siècle. Dans son article juin 2013 intitulé ”The Failure of Pacifism and the Success of Nonviolence”, Dustin Howes, déjà cité, propose une nouvelle et intéressante distinction entre le pacifisme moralisateur traditionnel et un nouveau pacifisme qu'il définit comme pragmatique. Au contraire du pacifisme traditionnel qui rejette la violence sur la base de la morale ou de la religion, le pacifisme pragmatique repose, non sur la morale, mais sur des principes politiques pour s'opposer à la violence. Il rejette aussi le radicalisme. Notons à cet égard que beaucoup de grands auteurs, de Karl Marx à Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, qui pourtant se définissaient comme pacifistes, en sont tous venus à l'un ou l'autre moment de leur existence à affirmer un principe fondamental selon lequel de mauvais moyens conduisent parfois à de bonnes fins et donc que la violence physique est parfois un moyen nécessaire en politique. Je pense en effet aussi qu'on peut être un promoteur de moyens non-violents pour la résolution des conflits, tout en ayant la sagesse d'admettre que la force armée et la violence physique sont parfois nécessaires, sous certaines circonstances.6 C'était probablement aussi le cas pour Henri Lafontaine, prix Nobel de la Paix en 1913 qui, alors qu'il était le délégué belge à la Première Assemblée de la Société des Nations en 1920-1921, s'était exprimé très clairement en faveur d'une application sans faille de l'Article 16 du Pacte de la Société des Nations, article qui stipulait que les Membres de la Société convenaient de se prêter l'un à l'autre un appui mutuel, mais aussi qu'ils devaient contribuer respectivement aux forces armées destinées à faire respecter les engagements de la Société. Ce pacifisme pragmatique a démontré très tôt, sans doute dès 1864 et l'adoption des premières Conventions de Genève, sa capacité d'acteur pour tirer vers le haut les normes du droit de la guerre et du droit international et humanitaire. Il a, dans les années qui ont suivi la crise des euromissiles et les énormes manifestations contre l'installation (en réponse aux SS-20 soviétiques) des missiles de croisière américains et des Pershing II en Europe de 1979 à 1983, gagné la plupart des instituts de recherche sur la paix qui se sont créés à cette époque (GRIP en 1979, mais aussi SIPRI, PRIO, BICC, CDRPC, CIRPES, COPRI, GIPRI, …), et un nombre croissant de mouvements activistes. Aujourd'hui, ce pacifisme pragmatique est consolidé par un abondant travail empirique et théorique assez récent qui montre que la violence n'est pas seulement immorale, mais surtout qu'elle est aussi, le plus souvent, politiquement inefficace et même contre-productive. Je suis convaincu que cette approche renforce nos chances de succès politique, et que c'est ainsi que nous pourrons devenir une part essentielle des processus par lesquels les paradigmes et les stratégies de politique étrangère changent et peuvent devenir plus responsables. Mais cela suppose aussi de quitter une posture exclusivement contestatrice, pour accepter de s'engager, de s'impliquer beaucoup plus activement dans les processus politiques et décisionnels, même si c'est au détriment – on nous le reproche parfois – d'une certaine conception du militantisme. Le pacifisme du 21 ème siècle sera différent, mais pas une illusion perdue. D'hommes comme Jaurès ou Lafontaine, l'Union Européenne a hérité d'un riche patrimoine d'idées et d'expériences de paix, malheureusement perverties par deux Guerres Mondiales et une série d'interventions militaires questionnables, mais qui lui assigne néanmoins un rôle pacificateur sur la scène internationale. Cela nous aide. Dans le domaine du contrôle des armements, les initiatives ont très souvent trouvé leur origine dans des centres de recherches et organisations non gouvernementales européennes, qui ont réussi à rallier à leur cause quelques États plus volontaires, par exemple la Belgique pour les mines, la Norvège pour les armes à sous-munitions. C'est le mouvement pour la paix, principalement européen, qui a conduit à l'interdiction de certains types d'armes particulièrement odieuses comme les mines anti-personnel et les armes à sous-munitions. Plus récemment, les campagnes pour mieux réglementer le commerce des armes ont abouti à l'adoption du Traité sur le Commerce des Armes le 2 avril 2013. Nous ne devons pas oublier que ce Traité n'est pas le résultat d'une volonté spontanée des États, mais bien le résultat d'un processus complexe, conduit parallèlement par des centaines de mouvements, d'instituts de recherche sur la paix et du monde académique à travers le monde, avec rigueur, réalisme, persévérance, et sans jamais rompre le contact avec les parties prenantes qu'étaient les gouvernements et l'industrie. Une approche pragmatique. Bien entendu, le TCA ne pourra pas éradiquer une fois pour toutes le commerce des armes dans le monde, tout comme celui d'Ottawa n'a pas éradiqué le fléau des mines anti-personnel, ni celui d'Oslo les armes à sous-munitions. Nous serons toujours frustrés dans la poursuite de nos objectifs à court-terme, mais ces Traités, aussi imparfaits soient-ils, ont déclenché une dynamique vertueuse et nous devons rester confiants, en élaborant ces outils de droit, dans notre capacité à peser sur le changement social de long-terme. C'est pourquoi aussi, pour en revenir au nucléaire, je suis en désaccord avec le titre donné à cette journée : « Le désarmement nucléaire, ce n'est pas pour demain, point d'exclamation ». Là, on part perdants ! Il y a dix ans, personne n'aurait parié un sou sur l'adoption d'un Traité international sur le commerce des armes. Or ce Traité est là ; il n'est pas une fin, mais une étape fondamentale dans la lutte contre la prolifération des armements conventionnels. Il en sera de même pour le nucléaire. Un traité d'interdiction totale peut être obtenu rapidement si l'on conjugue la pression du public et la volonté politique. Il n'éliminera pas du jour au lendemain toutes les armes nucléaires, mais il est une étape indispensable sur la voie de l'élimination complète. Au milieu des années 1980, les États-Unis et l'Union Soviétique accumulaient un arsenal de 70 000 armes nucléaires. Le 21 ème siècle s'est ouvert avec une nette diminution de l'arsenal nucléaire mondial (environ 16 300 ogives aujourd'hui) grâce notamment à d'importants accords internationaux assortis d'un système de vérification contraignant. Mais il est indéniable que le désarmement nucléaire marque aujourd'hui le pas : blocages sur l'interdiction des essais et de la fabrication de matières fissiles à usage militaire, modernisation des arsenaux, désaccords américano-russes sur la défense antimissile et l'utilisation militaire de l'espace, refus d'engager la négociation sur une zone exempte d'armes nucléaires et de destruction massive au Moyen-Orient, maintien d'arsenaux nucléaires tactiques qui font toujours de l'Europe un champ de bataille nucléaire potentiel.7 Mais dans le même temps, on assiste à une prise de conscience de plus en plus grande de l'impasse de cette stratégie, y compris parmi certains États dotés de l'arme nucléaire. Ceux-là aussi commencent à réaliser que la dissuasion nucléaire n'est plus une garantie de paix et qu'un tir nucléaire – délibéré ou accidentel – redevient une hypothèse crédible. Le simple fait de l'accroissement du nombre d'acteurs nucléaires multiplie mécaniquement les risques d'un échec de la dissuasion ou d'un tir accidentel. D'où l'importance pour nous de bien comprendre les facteurs qui peuvent contribuer à infléchir la position des partisans de la dissuasion nucléaire. Si les lignes bougent dans ces pays – je pense surtout à la France où, lors d'une récente conférence à l'Assemblée nationale, j'ai entendu des discours très inattendus – ce n'est pas parce qu'ils seraient subitement réceptifs à nos arguments sur les conséquences humanitaires d'une explosion nucléaire. Mais bien en raison du coût exorbitant et bientôt insupportable des arsenaux nucléaires militaires, ainsi que de la perte de pertinence stratégique de plus en plus évidente du concept de dissuasion. Nous sommes dans une période propice pour relancer le processus de désarmement nucléaire global, d'ailleurs prévu explicitement par l'article 6 du Traité de non-prolifération8. Et l'année 2015 pourrait être une année décisive, tant pour des raisons politiques (conférence de révision du TNP), que symboliques (70 ème commémoration, 1955 Manifeste Russell-Einstein, 1995 Prix Nobel Pugwash, 2005 Josef Rotblat), autant de raisons pour mobiliser l'opinion. Sachons aussi que nous sommes soutenus dans cette volonté par la quasi-totalité des Etats ne disposant pas d'armes nucléaires, par des milliers d'organisations de la société civile, par des millions de citoyens, des milliers de maires et parlementaires, mais aussi un nombre croissant de décideurs et de militaires dans des pays qui détiennent ces armes nucléaires. Mais je voudrais terminer par une mise en garde : l'abolition des armes nucléaires ne peut être une fin en soi, et l'argument humanitaire pour leur abolition doit être utilisé avec beaucoup de prudence s'il veut rester pertinent. Lorsque nous serons débarrassés des armes nucléaires, – un jour nous le serons, nous devons y croire – nous risquons de nous trouver devant deux questions plus complexes encore :
Ce dernier point est à mes yeux fondamental, car même sans armes nucléaires, le risque de désastre humanitaire reste intact. Certaines armes conventionnelles sont tout aussi redoutables que les armes nucléaires. Prenons les innovations dans le domaine des armes électromagnétiques. Pas de destructions massives, pas de radiations, mais une impulsion électromagnétique qui mettra hors services tous les équipements électroniques, plus d'ordinateurs, flux de données et circuits d'approvisionnement interrompus, hôpitaux paralysés, perte du contrôle des centrales électriques et nucléaires, stations de pompage et d'épuration hors services, développement des épidémies… Le désarmement nucléaire ne peut être une fin en soi, ni un combat isolé. Des ALPC aux ADM, c'est sur tous les fronts que nous devons rester mobilisés pour avancer vers un monde moins armé et plus sûr 1.Éditorial : l'Europe et la paix. Jalons pour une relecture de l'histoire européenne des XIXe-XXIe siècles , Jean-Michel Guieu, Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2012/4 - N° 108, pages 1 à 6. 2.Eric Hobsbawm, L'Âge des extrêmes. Histoire du court XXè siècle, Bruxelles , Éd itions Complexe, 1999, p. 44. 3. Bruno Cabanes, « Comment les soldats français sont sortis de la première guerre mondiale », Cahiers du Centre d'études d'histoire de la défense, n°24, 2005, p. 123. 4. Eric J. Hobsbawm, op. cit., p. 25-26. 5.Éditorial : l'Europe et la paix. Jalons pour une relecture de l'histoire européenne des XIXe-XXIe siècles , Jean-Michel Guieu, Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2012/4 - N° 108, page 3 6.The Failure of Pacifism and the Success of Nonviolence , Dustin Ells Howes, Perspectives on Politics / Volume 11 / Issue 02 / June 2013 pp 427-446, http://dx.doi.org/10.1017/S1537592713001059 7. Blog de Jean-Marie Collin, « vers un monde sans armes nucléaires », 23 juin 2014, http://alternatives-economiques.fr/blogs/collin/2014/06/23/vers-un-monde-sans-armes-nucleaires/ 8. Chacune des Parties au Traité s'engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace |