La géo-ingénierie sur le sentier de la guerre
Luc Mampaey (GRIP)
15 décembre 2015

Ravivant le fantasme militaire d’agir sur le climat, la géo-ingénierie propose des expérimentations à grande échelle. Le droit international possède pourtant des outils limitant les manipulations de l’environnement, comme la Convention Enmod. Or, « faute d’une révision urgente », elle risque de « sombrer dans les limbes », explique Luc Mampaey dans cette tribune.

À quelques jours de l’ouverture de la 21e Conférence des parties (COP 21) à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), prenons le temps d’évoquer ce dont elle ne parlera pas : l’impact des forces armées sur le changement climatique. Nul besoin de rappeler que les guerres et la militarisation de la planète exercent une action intrinsèquement destructrice sur nos écosystèmes. Mais on sait moins que l’environnement peut aussi devenir une arme en soi, et qu’il existe des instruments de droit qui s’attachent à prévenir ce risque.

Le droit international humanitaire dispose de deux instruments principaux pour veiller à la protection de l’environnement en situation d’hostilités. D’une portée très générale, l’article 55 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 (Protocole I du 8 juin 1977), précise que « la guerre sera conduite en veillant à protéger l’environnement naturel contre des dommages étendus, durables et graves. […] ». 

De l’iodure d’argent dispersé par voie aérienne

Le droit des conflits armés ira cependant plus loin que cette simple exhortation à la protection. Dès les années 1940, des recherches militaires avaient porté sur des procédés pour perturber les climatopes. Les recherches gagnèrent en intensité avec la guerre du Vietnam et le projet Popeye lancé en 1966 par les États-Unis. Son objectif était d’inonder la piste Hô-Chi-Minh pour ralentir les mouvements ennemis grâce à un accroissement des précipitations par un ensemencement des masses nuageuses avec de l’iodure d’argent dispersé par voie aérienne. L’opération fut poursuivie de 1967 à 1972.

La communauté internationale tira alors la sonnette d’alarme : la révélation de ces expériences convainquit les États réunis à la Conférence du désarmement d’adopter des dispositions interdisant d’exploiter l’environnement comme une « arme de guerre ».

C’est l’objectif de la Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles, dite Convention Enmod, adoptée à New York le 10 décembre 1976, et entrée en vigueur le 5 octobre 1978. Elle compte aujourd’hui 77 États-Parties. C’est peu, mais les puissances militaires sont là : la Russie et le Royaume-Uni ont ratifié en 1978, les États-Unis en 1980, la Chine en 2005. Pas la France, puissance nucléaire et pays hôte de COP 21 ! Voilà qui tombe mal…

En ratifiant la convention Enmod, les États-Parties s’engagent « à ne pas utiliser à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles des techniques de modification de l’environnement ayant des effets étendus, durables ou graves, en tant que moyens de causer des destructions ou des préjudices à tout autre État-Partie » (Article 1er).

L’article 2 définit une « technique de modification de l’environnement » comme, « toute technique ayant pour objet de modifier – grâce à une manipulation délibérée de processus naturels – la dynamique, la composition de la Terre, y compris ses biotopes, sa lithosphère, son hydrosphère et son atmosphère, ou l’espace extra-atmosphérique ». 

Il se risque même à en proposer une liste (dans un accord interprétatif de l’article 2), mais en confondant les techniques et leurs effets, et en total décalage par rapport aux évolutions technologiques des vingt dernières années : « Tremblements de terre ; tsunamis ; bouleversement de l’équilibre écologique d’une région ; modifications des conditions atmosphériques (nuages, précipitations, cyclones de différents types et tornades) ; modifications des conditions climatiques, des courants océaniques, de l’état de la couche d’ozone ou de l’ionosphère. »

Pour corriger ces décalages entre le texte et l’état de la science, l’article 8 de la Convention prévoit la tenue de conférences d’examen à des intervalles non inférieurs à cinq ans. La dernière (qui n’était que la seconde) remonte à 1992. Depuis, plus rien…

Intérêts commerciaux et militaires 

Or, pendant ce temps, profitant du fossé entre l’extrême urgence de la lutte contre le réchauffement climatique et la timidité des mesures consenties par les gouvernements, l’ingénierie du climat (ou géo-ingénierie) – à savoir l’intervention technologique délibérée sur le système climatique afin de contrer le réchauffement de la planète ou d’en atténuer les effets – est de plus en plus envisagée par certains scientifiques comme une solution possible. Modifier la composition chimique des océans ou envelopper la planète d’une couche de particules réfléchissant les rayonnements du soleil sont deux illustrations parmi la trentaine de techniques évoquées par ces apprentis sorciers pour réduire le réchauffement et stocker le CO2, à défaut de réduire nos émissions.

Les fantasmes de prise de contrôle du temps et du climat ont toujours été étroitement liés aux intérêts commerciaux et militaires, nous rappelle l’historien des sciences James Fleming. L’avenir ne sera pas différent, et l’agitation militaire de ces dernières années pour l’ingénierie climatique devrait retentir comme un nouveau signal d’alarme : faute d’une révision urgente pour prendre en compte les avancées technologiques et prévenir les usages hostiles, la convention Enmod risque de sombrer définitivement dans les limbes du droit international humanitaire.

Seul instrument juridique qui pourrait faire obstacle aux applications militaires de l’ingénierie du climat, au risque de compromettre davantage encore les fragiles équilibres de la planète, la Convention Enmod mérite un sort meilleur. La France doit la ratifier. L’Union européenne dans son ensemble doit sans délai appeler à la convocation d’une nouvelle conférence d’examen.

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