Note sur le traité secret conclu entre la Belgique et les Etats-Unis en 1971
Source : Centre de droit international de l'Université Libre de Bruxelles
1er avril 2003

Avertissement. La présente note a été rédigée à partir des nombreuses déclarations publiques émises par les autorités qui ont eu connaissance du texte du Traité de 1971, et des informations parues dans presse à ce sujet. Le texte, étant à ce jour resté secret, n’a pu être consulté, ni par conséquent cité directement.


1. La prééminence de la Charte des Nations Unies et ses conséquences sur l’interprétation du traité de 1971

En application de la Charte de l’ONU, la Belgique a l’obligation de ne pas aider ou assister un Etat qui commettrait un acte d’agression. (v. la note publiée dans La Libre Belgique, 25 mars 2003 reproduite ci-dessous) En application de l’article 103 de la Charte, cette obligation doit prévaloir sur « tout autre accord international ».

Il est donc impératif d’interpréter le traité de 1971 de manière à le placer en conformité avec la Charte de l’ONU. Par conséquent, toute interprétation tendant à conclure que la Belgique serait obligée, en vertu de ce traité, d’aider un Etat agresseur, doit être écartée. Raisonner autrement reviendrait à prétendre, par exemple, que si un Etat demandait à la Belgique de faire passer du personnel ou du matériel sur son territoire en vue de commettre un génocide sur le territoire d’un autre Etat, la Belgique serait obligée de s’exécuter !

La conclusion serait évidemment absurde, et ce qui vaut pour la prohibition du génocide vaut également pour l’interdiction de commettre une agression. Il faut donc présumer que le traité de 1971 ne puisse être interprété comme obligeant un Etat à violer certaines obligations internationales impératives, et en particulier celles que l’on retrouve dans la Charte des Nations Unies.

2. Les liens entre le traité de 1971 et l’OTAN

Plusieurs déclarations attestent du fait que le traité de 1971 a été conclu dans le contexte de l’OTAN. Le Premier Ministre lui-même a notamment affirmé que l’accord de 1971 « restait en application tant que les deux Parties sont liés par les obligations de l’OTAN » (Chambre, 20 mars 2003, CRIV50PLEN340, p. 26). L’objectif du traité de 1971 est très probablement de permettre aux Etats-Unis d’assurer les déplacements de son armée en vue de préparer ou de mener des actions militaires décidées conformément au Traité de Washington.

Le Premier Ministre déclarait, le 20 mars dernier, que la Belgique serait tenue d’autoriser le transit en raison d’un état de « tension internationale » qui existerait depuis le 12 septembre 2001 « dans le cadre de l’OTAN » (Chambre, 20 mars 2003, CRIV50PLEN340, p. 26 et La Libre Belgique, 21 mars 2003). Ces propos renvoient directement à la décision de l’OTAN d’activer, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, formellement l’article 5 de son Acte constitutif, article qui prévoit l’aide à un Etat membre en situation de légitime défense. Le Premier Ministre a d’ailleurs explicitement prétendu qu’on était dans une situation d’ « activation de l’article 5 de l’OTAN » (Chambre, 20 mars 2003, CRIV50PLEN340, p. 27). Ce qui confirme que le traité de 1971 semble organiquement lié aux traités et institutions de l’OTAN.

Un autre élément plaide encore en ce sens. Selon des sources journalistiques (Le Soir, 26 mars 2003), l’accord de 1971 a été révisé en 1994 de manière à permettre aux troupes américaines de participer à des opérations placées sous l’égide de l’ONU, comme la guerre du Golfe de 1991 (autorisée par la résolution 678 (1990) du Conseil de sécurité) ou celle de Somalie (autorisée parla résolution 794 (1992) du Conseil de sécurité) en 1992-1993. Ce renseignement permet de tirer deux conclusions décisives :

il confirme que l’accord de 1971 était visiblement limité au cadre strict de l’OTAN (qui à l’origine ne s’étendait pas aux opérations militaires « hors-zone ») puisque, dans le cas contraire, aucune révision n’aurait été nécessaire en 1994 ;

surtout, il montre que le seul élargissement possible du traité de 1971 renvoie à des actions militaires conduites sous l’égide de l’ONU ce qui, a contrario, exclut bien les guerres menées en dehors du cadre de l’ONU.

Dans ce contexte, il est plus que douteux d’appliquer ce traité à des déplacements de matériel visant à conduire une guerre qui a été décidée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni en dehors de l’ONU comme de l’OTAN. Il faut en effet rappeler que la guerre menée contre l’Irak ne peut être assimilée ni à une mission de légitime défense collective visée à l’article 5 du Traité de Washington, ni à ce qu’on appelle une mission « non-article 5 », qui consisterait en une opération militaire conduite sous l’égide de l’ONU. Il s’agit, juridiquement, d’une guerre d’agression incompatible à la fois à la Charte des Nations Unies (articles 2 § 3 et 2 § 4) et à la Charte de l’OTAN (articles 1 et 7).

Il est donc probable qu’on puisse conclure de la manière suivante : ce traité obligerait la Belgique à accepter (selon certaines modalités qui restent à préciser) le transit, mais uniquement si celui-ci peut être relié à une opération militaire conforme à la Charte de l’OTAN. Dans les autres cas, ce traité deviendrait tout simplement inapplicable.

3. La marge d’interprétation de l’expression de « tension internationale » comme condition de la naissance d’une obligation inconditionnelle d’acceptation du transit

On vient de voir que le Premier Ministre avait affirmé, le 20 mars 2003, que la Belgique était tenue d’accepter sans conditions le transit en raison d’un état de « tension internationale » prévalant depuis le 12 septembre 2001 (Chambre, 20 mars 2003, CRIV50PLEN340, p. 26). Pourtant, le 17 janvier 2003, le Premier Ministre a déclaré à la Chambre que « l'autorisation du ministère de la Défense nationale ou des Affaires étrangères est requise, en fonction de la nature du transport ». Il précisait ensuite que les Etats-Unis avaient effectivement demandé une autorisation au mois de janvier, et que le Ministre de la défense la leur avait accordée (Commission des relations extérieures, 17 janvier 2003, http://www1.dekamer.be/plenary/cri/50/3/html/ip315.htm).

Ces déclarations contradictoires nous permettent de tirer deux enseignements.

D’une part, il est probable que le traité prévoie un régime différencié avec, d’un côté, la nécessité d’obtenir une autorisation en période normale et, de l’autre côté, le droit à un transit sans autorisation en période de « tension internationale ».

D’autre part, le changement de position du Premier Ministre montre que l’interprétation de ce qui constitue une « tension internationale » paraît particulièrement ouverte. En tout cas, il est évidemment très contestable de se fonder sur une tension déclarée par l’OTAN le 12 septembre 2001 pour justifier une obligation d’accepter le transit au mois de mars 2003 (d’autant que, au mois de janvier 2003, cette tension internationale n’a pas été invoquée). Le raisonnement se heurte de toute façon à la circonstance que cet état de tension a été déclaré dans le cadre de l’article 5 du Traité OTAN (légitime défense), ce qui n’a évidemment rien à voir avec les événements actuels.

Il y a donc gros à parier que cette expression de « tension internationale » puisse être interprétée de manière restrictive, ce qui permettrait à la Belgique de se placer dans le cadre de la période normale, et dès lors de pouvoir prétendre refuser le transit (du moins dans la mesure où celui-ci sert à appuyer la guerre d’agression contre l’Irak).

4. La différence entre le survol du territoire et le transit de matériel

Le Ministre des Affaires étrangères a déclaré avoir accepté le survol de l’espace aérien belge la semaine dernière, et que cela relevait « de [s]a responsabilité » (Chambre, 20 mars 2003, CRIV50PLEN340, p. 30). Il n’a pas mentionné à cet égard le traité de 1971. Concernant les escales d’avions américains à Ostende, le Ministre de la Défense semble en revanche avoir considéré qu’ils étaient couverts par le traité de 1971 (RTBF, 25 mars 2003).

Ces déclarations semblent indiquer que tout survol n’est pas nécessairement couvert par le traité de 1971, en particulier s’il n’a pas de rapport particulier avec du matériel ou du personnel stationné en Belgique dans le cadre de lignes de communication établies dans le cadre de l’OTAN. Il est donc impératif de vérifier soigneusement, dans le texte du traité, dans quelle mesure le survol du territoire belge est visé par cet instrument.

Dans l’hypothèse d’un survol qui requerrait une autorisation (ce qui semble avoir été le cas au moins pour certains d’entre eux, si on en croit les déclarations du Ministre Michel), il va de soi que la liberté d’accepter ou de refuser le survol ne peut en aucun cas être entravée par le traité bilatéral en cause. Seule la question du transit devrait donc être mise en relation avec l’interprétation du traité.

Concernant plus spécifiquement le passage par Ostende d’avions de ligne privés qui seraient chargés de matériel militaire, le problème se présente de la manière suivante (Conventions de Chicago de 1944). Soit on les considère effectivement comme des avions civils, et aucune autorisation n’est nécessaire, mais les autorités belges peuvent évidemment vérifier les documents de l’aéronef et, par conséquent, sa cargaison. Soit, si on découvre qu’il s’agit de matériel militaire, on peut considérer qu’on est en réalité en présence d’un aéronef d’Etat, ce qui implique qu’une autorisation des autorités belges compétentes (probablement le Ministère de la Défense) soit accordée.

Conclusion

Les déclarations selon lesquelles la Belgique serait obligée d’accepter inconditionnellement que son territoire soit utilisé en vue de commettre une agression visent manifestement à éviter le débat politique en invoquant une argumentation juridique spécieuse. Quel que soit le contenu exact du texte de ces accords, ceux-ci ne peuvent, en droit international, être interprétés en ce sens. Rappelons enfin que, en application de l’article 102 de la Charte des Nations Unies et 80 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, tous les traités, quels qu’ils soient, doivent être enregistrés aux Nations Unies de manière à pouvoir être publiés. Si elle ne procède pas à la révision du traité de 1971, la Belgique doit en tout cas, aussitôt que possible, procéder à son enregistrement.

Olivier Corten, Professeur de droit international, Directeur-adjoint du Centre de droit international de l’ULB

Eric David, Professeur de droit international, Président du Centre de droit international de l’ULB

Pierre Klein, Professeur de droit international, Directeur du Centre de droit international de l’ULB


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