Si vous êtes familier de la lecture de la Bible, Nicodème vous est bien connu. En effet, ce membre du Grand Sanhédrin de Jérusalem apparaît à plusieurs reprises dans le Nouveau Testament. C’est un pharisien, secrètement disciple de Jésus. Il écoute son enseignement (Jean 3, 1-21), prend sa défense (Jean 7, 45-51) et assiste à la descente de croix (Jean 19, 39-42). Mais il rencontre le Christ de nuit, et l’on peut facilement comprendre que c’est par peur de se compromettre (il a des fonctions officielles), et pour ne pas être reconnu.
Le « nicodémisme », dans son sens élargi, recouvre aujourd’hui une attitude de dissimulation, une crainte d’affirmer ses opinions, pour ne pas avoir de problèmes. La guerre actuelle entre l’OTAN et la Russie m’a donné l’occasion de découvrir beaucoup de « nicodémistes ». Ils sont en effet aussi nombreux que discrets ceux qui n’adhèrent pas à la théorie officielle binaire. Deux mondes irréductiblement antithétiques s’affronteraient: d’un côté les démocraties ouvertes et vertueuses, de l’autre un empire despotique peuplé de masses habituées à obéir à coups de « knout ». Nous contre eux. Les bons contre les méchants.
Dans ce climat, comment avoir le courage de dire que notre « communication » est aussi manipulatrice que leur « propagande ». Nous savons peu de choses de celle-ci depuis que la censure démocratique, a interdit pour nous protéger, la chaîne en français « Russia Today », dont l’émission Interdit d’interdire était pourtant un modèle journalistique, et fermé l’agence « Spoutnik ». Nous sommes donc condamnés à ignorer le point de vue de l’Autre et, de notre côté, toutes les plus vieilles ficelles sont utilisées pour créer l’émotion et nous mobiliser en faveur de la guerre.
Toujours l’utilisation des mêmes rengaines
A l’occasion de la quatrième édition en français de mon petit livre Principes élémentaires de propagande de guerre[1 ] j’ai passé en revue ces principes pour voir s’ils étaient mobilisés dans le conflit entre l’OTAN et la Russie et le résultat est très clair.
Les premiers principes (Nous ne voulons pas la guerre- c’est l’ennemi le seul responsable du conflit) sont indispensables à développer pour qu’une guerre soit populaire. Il faut persuader l’opinion publique que nous sommes en état de légitime défense et que c’est l’« autre » qui a commencé. Ce sont ses visées expansionnistes qui lui ont dicté son attaque. C’est donc évidemment la Russie qui est présentée comme seule responsable de la guerre en Ukraine.
Pourtant Machiavel[2] (1469-1527) avait déjà prévenu que celui qui dégaine le premier son épée ne doit pas forcément être considéré comme responsable du conflit. Il peut en effet avoir été mis dans une situation telle qu’il n’y a plus pour lui d’autre possibilité que l’entrée en guerre ouverte.
Les Occidentaux parlent ainsi de l’« attaque » de l’Ukraine par la Russie en février 2022, sans prendre en compte le fait que l’avancée de l’OTAN vers l’Est est, du point de vue russe, une menace concrète contre son territoire à laquelle - acculée - elle doit bien finir par « répondre ». L’OTAN, assure que ses avancées vers l’Est sont destinées à « protéger » l’Europe. Il s’agit de prendre des mesures de rétorsion face à l’attaque russe et les USA se disent prêts à utiliser l’arme nucléaire en riposte.
Un autre principe élémentaire de propagande veut qu’on présente le chef du camp adverse comme un fou diabolique.
Lors de la Première guerre mondiale, c’est le « Kaiser » Guillaume II qui endosse ce rôle.
Puis, successivement, Saddam Hussein, Miloseviç, ou Kadhafi.
Le récit occidental actuel ne manque pas d’appliquer ce principe simple et efficace. Nous ne faisons pas la guerre aux Russes mais à Poutine atteint de paranoïa. La Libre Belgique a parlé du tsar soviétique[3]. Le Vif dans un article de 2014 intitulé « Comment arrêter Poutine » dénonçait déjà sa « malignité », sa diplomatie belliqueuse et le traitait de « voyou »[4]. Dans le système binaire de la propagande (« eux » et « nous »), ce sont toujours les dirigeants de l’autre camp qui sont des fous dangereux. « Nos » leaders sont, eux, sains d’esprit et pétris d’humanité.
Pour mobiliser l’opinion publique en faveur de la guerre, il faut aussi la persuader que, contrairement à nos ennemis, nous menons cette guerre pour de nobles causes.
On ne parlera donc pas de nos projets expansionnistes ni des motifs économiques de nos entreprises guerrières. La pensée unique belliciste ne dira pas un mot du gaz de schiste états-unien qui peut remplacer - à prix plus élevé - le gaz russe. On ne développera pas le projet européen qui voit dans l’Ukraine de demain, intégrée dans l’OTAN et l’Union européenne, une belle occasion de « délocalisation de proximité » à bon marché.
Ce dont parleront par contre les médias occidentaux c’est de notre noble propension à courir à l’aide des ennemis de nos ennemis. Nous défendons le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour le Kosovo se détachant de la Yougoslavie mais pas pour la Crimée ou le Donetsk s’ils veulent se détacher de l’Ukraine.
La propagande ne doit relever que les atrocités commises par le camp ennemi et jamais les nôtres.
Ainsi, dans la guerre en Ukraine, seules les violences russes sont rapportées. Lorsque Human Right Watch puis Amnesty international s’inquiètent de tortures et exécutions commises par des Ukrainiens sur des Russes, notamment des prisonniers, l’écho chez nous est faible et ne fait pas la Une de la presse. L’empathie est réservée aux seules victimes de l’ennemi et pas aux victimes de l’Ukraine et de ses alliés. Les réfugiés ne sont émouvants et dignes de solidarité que lorsqu’ils sont présentés comme les témoins de la barbarie ennemie. Pourtant depuis 2014 la guerre en Ukraine a aussi contraint des habitants du Donetsk à quitter leur ville ou village, mais qui s’en est soucié ? Les mots utilisés dans ce domaine sont lourds de sens. Les charniers et les mercenaires sont le fait de l’ « Autre », les cimetières improvisés et les volontaires étrangers sont de notre côté.
Je ne passerai pas en revue tous les principes de la propagande de guerre, mais TOUS se retrouvent dans la communication pour vendre à l’opinion publique la guerre entre l’OTAN et la Russie. Je m’arrêterai cependant sur un point en lien direct avec le « nicodémisme ».
Les esprits critiques sont des agents de l’ennemi
Le dixième et dernier principe de la propagande de guerre veut que ceux qui n’adhèrent pas totalement à la politique de leur camp, ceux qui doutent de ce qu’avance la propagande sont immédiatement stigmatisés comme agents de l’ennemi.
Les conflits récents ne font pas exception à la règle. Le pape Bergoglio avance prudemment entre les deux camps en présence dans la guerre en Ukraine. Il a donc été immédiatement taxé de « poutiniste ». Des concerts, des cours universitaires sont annulés, des artistes et sportifs boycottés car ils ne se sont pas clairement déclarés en faveur de notre camp[5]. Les pacifistes sont écartés des médias. La pensée unique belliciste est tellement omniprésente qu’il est très difficile et risqué de la remettre en cause, même si on commence toute intervention par « je ne suis pas pour Poutine ».
J’ai cependant pu vérifier à l’occasion de récentes interventions que j’ai faites à la radio [6]ou à la télévision[7]qu’à côté des thuriféraires de la guerre, il y a aussi des voix critiques, beaucoup plus nombreuses qu’on ne l’imagine, n’adhérant pas au récit médiatique officiel sur la guerre en Ukraine et sur l’utilité des sanctions. Elles préconisent le dialogue, l’action diplomatique, suggèrent d’autres solutions que l’affrontement qui pourrait être fatal à notre planète.
Mais ces voix, que l’on a notamment entendues collectivement dans la manifestation du dimanche 26 février en faveur de la paix et contre la guerre, veulent pour la plupart rester discrètes car il leur semble risqué de remettre en question un récit, soutenu par la totalité des milieux dirigeants et médiatiques.
Quand on leur demande individuellement leur opinion en public, beaucoup baissent la tête et s’empressent de changer de sujet. Ils veulent éviter les insultes et attendent que la tempête passe. Ils estiment prudent de dissimuler leur opinion, même si dans notre pays il est difficile mais pas mortel, comme dans d’autres, de défendre une conviction « dissidente ».
Ils agissent comme Nicodème….
[1] Aden 2023. La première édition date de 2001. Le livre est publié en 7 langues dont le japonais.
[2] Nicolò Macchiavelli, Istorie fiorentine, libro settimo, cap. XVI.
[3] La Libre, 4 juin 2022.
[4] Le Vif, 5 septembre 2014, article de Gérald Papy.
[5] Voir mon article sur la russophobie ambiante, publié sur le site du Soir sous le titre « Romain Rolland était-il poutiniste ? », Carta academica, 28 mai 2022. On peut ajouter le cas d’ Emir Kusturica, dont le film On the milky Road a été exclu du Festival de Cannes 2022 : le réalisateur avait maintenu des rapports culturels avec la Russie.
[6] RTBF, émission Ouï dire du 8 février 2023
[7] LN24, 10 et 21 février 2023