Le Tribunal Pénal de La Haye de moins en moins crédible
Source : Balkans-Info
Edward Herman
1er juillet 2004

De plus en plus de gens dénoncent la guerre à l'Irak. Inspirés par ce réveil de l'opinion publique, des observateurs plus consciencieux que d'autres commencent à comparer les mensonges qui ont servi à la déclencher à ceux qui ont justifié l'agression de la Yougoslavie. Un nombre croissant de livres et d'articles ouvre la voie à la logique de la vérité.
Dans cette logique, le Tribunal pénal international de La Haye est enfin perçu pour ce qu'il est : un lave-linge destiné à blanchir les vainqueurs. Et son "clou", le procès de Milosevic : une parodie destinée à noircir un bouc émissaire. Voici le texte d'un chroniqueur américain important qui donne le ton de cette prise de conscience.

Si les chefs d'Etats sont tenus pour responsables des crimes de leurs armées, pourquoi juge-t-on Milosevic et pas Bush et Blair ?

Le Tribunal Pénal de La Haye de moins en moins crédible

Les progressistes et une grande partie de la gauche ont été abusés à propos de l'histoire récente de la Yougoslavie et du rôle du tribunal pénal international pour l'exYougoslavie, avec l'ex-président serbe Slobodan Milosevic hyperdiabolisé et l'histoire des Balkans réécrite pour se conformer à ce que Lenard Cohen appelle le paradigme "paradis perdu/chefs indignes". Beaucoup d'observateurs sérieux rejettent cette version, et considèrent les Etats-Unis et les autres puissances de l'OTAN comme lourdement responsables des désastres depuis 1990.

Le livre de Lord David Owen, "Balkan Odyssey", et son témoignage devant le TPI confirment clairement que Milosevic cherchait ardemment une solution à la guerre en Bosnie bien avant les accords de Dayton en 1995, et qu'il avait sans cesse d'importants conflits d'intérêts avec les Serbes de Bosnie. Il est évident, d'après Owens - et c'est l'avis de bien d'autres experts - que le gouvernement US a joué un rôle capital dans les échecs du plan Vance en 1991, du plan Cutileiro en 1992, des plans Vance-Owen et Owen-Stoltenberg en 1993, lorsque l'administration Clinton a armé les musulmans de Bosnie, et plus tard l'UCK au Kosovo, en les encourageant à espérer (et à préparer) une intervention militaire USA-OTAN en leur faveur.

Milosevic n'avait pas été inculpé, avec Mladic et Karadjic, de nettoyage ethnique en Bosnie au cours des années précédentes, aussi l'essai tardif, en 2002 à La Haye, de le rendre responsable de ces massacres suggère que la procureur du TPI Caria del Ponte s'est rendue compte que les tueries au Kosovo étaient loin de correspondre à ce qu'elle pouvait présenter comme un "génocide". Même des représentants de l'establishment comme le général en retraite de l'US Air Force Charles Boyd et le responsable de l'ONU Cedric Thom-berry ont souligné que les tueries en Bosnie entre 1991 et 1995 n'étaient en aucune façon le seul fait des Serbes de Bosnie : les Croates et les musulmans bosniaques, ces derniers aidés par des milliers de moudjahidin importés, ont massacré des milliers de leurs ennemis ethniques dans le secteur. Mais le tribunal, organisé, financé et contrôlé essentiellement par les USA et la Grande Bretagne, ne s'est intéressé qu'aux cibles de l'OTAN, et ces dernières étaient presque exclusivement serbes.

Il y a maintenant une copieuse littérature qui prouve que le TPI n'est pas seulement un bras grossièrement politisé de l'OTAN, mais aussi un "tribunal voyou" (Rogue Court). En tant qu'appendice politique, il a constamment dégagé le terrain pour les opérations militaires de l'OTAN et, depuis la victoire, il a obstinément œuvré pour prouver que la guerre de l'OTAN était juste.

Le procès de Milosevic est le pilier principal de la vertu de l'OTAN, bien qu'il ait été totalement incapable de fonder les accusations et de présenter une image d'impartialité et de justice. Cet échec a été illustré par le traitement privilégié réservé au gouvernement US et à Wesley Clark. Le gouvernement US a eu droit à une session à huis clos du tribunal et au contrôle rédactionnel du témoignage du général ; Clark a pu communiquer avec des gens à l'extérieur et obtenir l'insertion dans le compte rendu d'un aval de Bill Clinton, en contradiction directe avec les règles établies par le juge May. Les lecteurs du New York Times ne sauront pas non plus que lorsque William Walker était à la barre, la déférence du juge May pour "l'ambassadeur" était risible ; pendant l'interrogatoire des procureurs, il n'y a pas eu une interruption, alors que le contre-interrogatoire de Milosevic a été interrompu 70 fois. On n'a pas permis à ce dernier de poser une question à Walker, l'homme qui s'est tant lamenté sur les morts de Racak, sur ses piètres excuses pour l'exécution de six responsables jésuites et de bien d'autres au Salvador.

Un récent exemple du genre d'analyse qui reprend les clichés conventionnels est un commentaire de Stacey Sullivan, du Institute for War and Peace Repor-ting (IWPR) intitulé "Milosevic et le génocide : l'accusation a-t-elle été prouvée ?" (1) L'IWPR est financé par le Département d'Etat, US AID, le National Endowment for Democracy, le Open Society Institute (Soros), et une demi-douzaine de gouvernements occidentaux, et sert depuis longtemps d'instrument de propagande de l'OTAN. Sullivan est connue pour ses positions républicaines dures en faveur de la guerre et de la propagande de vengeance.

Sullivan déclare pour commencer que l'accusation a démarré en annonçant qu'elle "prouverait" la culpabilité de Milosevic en matière de génocide. Elle omet de mentionner que les accusations concernant la Bosnie ont été ajoutées tardivement, que Milosevic n'avait pas été rendu responsable des tueries au moment des faits et, alors que Caria del Ponte affirmait qu'elle avait la "certitude" de sa culpabilité, elle avouait ne pas en avoir encore les preuves. Inculper, accuser publiquement et spectaculairement, et ensuite chercher les preuves, est depuis longtemps le modus operandi du tribunal.

Sullivan dit ensuite qu'il y a eu "300 témoins", dont "certains, de très haut niveau, se sont retournés contre leur exmaître", et "des milliers de documents". Nous sommes sensés être impressionnés par ce volume de fumée qui doit témoigner de l'existence du feu génocidaire. Elle ne dit pas que le professeur de droit canadien Michael Mandel a remis à Caria del Ponte, en avril 1999, des "milliers de pages" de documents décrivant les crimes de guerre de l'OTAN, qu'elle a bien entendu ignorées, et que des milliers de pages ont été publiées et d'innombrables témoins étaient à entendre à propos des milliers de victimes serbes en Bosnie.

En ce qui concerne les "responsables de haut niveau", l'accusation en a produit quelques-uns qui se sont montrés coopératifs. Mais un des principaux, Ratomir Tanic, s'est révélé un escroc, d'un niveau si "haut" qu'il ne pouvait même pas dire où se trouvait le bureau du président. De vrais leaders comme l'ex-president yougoslave Zoran Lilic ou le membre de la présidence Borislav Jovic ont confirmé ce que disait Milosevic sur pratiquement tous les points importants. Rade Markovic, l'ex-chef de la sécurité yougoslave, qui avait tout à gagner à dénoncer son ex-patron, a défendu Milosevic sur tous les points et est revenu sur un témoignage qu'il a affirmé lui avoir été extorqué par des menaces et des tortures au cours d'un emprisonnement de 17 mois. Sullivan néglige évidemment de préciser que de nombreux témoins ont été achetés ou menacés de lourdes peines s'ils ne consentaient pas à dire ce qu'il fallait.

Elle indique que de nombreux experts juridiques doutent de l'accusation de génocide parce que "le tribunal a placé très haut la barre de la preuve". Il faudrait prouver que Milosevic "avait orchestré l'éclatement de la Yougoslavie dans l'intention spécifique de détruire les musulmans bosniaques comme peuple... et prouver de façon non équivoque cette intention... ayant pour but la liquidation de tous les musulmans bosniaques." L'idée que Milosevic voulait l'éclatement de la Yougoslavie est un délire idéologique, qui contredit la version habituelle qu'il avait attaqué la Slovénie et la Croatie pour essayer d'empêcher leur sécession. (2)

Comme il y a eu beaucoup de tueries et de nettoyages ethniques de tous les côtés en Bosnie, et que le célèbre massacre de Srebrenica ne concernait que les hommes en âge de porter les armes, dont beaucoup avaient été tués pendant les combats après que les Serbes de Bosnie aient séparé les femmes et les enfants et les aient mis à l'abri, l'intention et le plan (pour ne pas mentionner le prétendu contrôle de Milosevic sur les forces bosno-serbes) semblent des éléments essentiels de la preuve d'une culpabilité de génocide. Mais quelle est la définition du génocide selon Caria del Ponte ?

Sullivan n'a aucune idée de la hauteur de la "barre" placée par le tribunal pour l'accusation de génocide. Cette barre s'est montrée merveilleusement flexible, et lorsque Sullivan dit qu'elle a été trop haut placée, son affirmation n'a aucun rapport avec la procédure du tribunal, mais est plutôt un moyen d'assurer que la barre soit placée assez bas pour que le procès ait le résultat voulu. Dans le cas du général bosno-serbe Krstic, le tribunal l'a jugé coupable de génocide en assimilant le génocide au nettoyage ethnique et en étendant le concept à la seule élimination d'hommes armés dans une unique petite ville !

L'article d'Herman est loin d'être le seul. Il prend place dans une critique qui se développe, et qui confirme ce que nous disons depuis des années. Le TPI, de sa création à ses sentences, en passant par son financement, sa procédure, son infléchissement politique, ses abus de pouvoirs et son mépris du droit, est une cour d'injustice, dont le seul but est d'oblitérer les crimes de l'Occident. Il déshonore le monde qui se prétend "libre" et doit disparaître. S'il le fallait, l'actualité souligne encore les raisons d'en réclamer la dissolution. La transformation d'un épisode de bataille en génocide dans la condamnation du général Krstic, pour pouvoir ressusciter cette notion et l'appliquer à Milosevic, alors qu'on a été incapable de l'inculper pour ce motif, prouve la faiblesse et la fourberie de ses réquisitoires.
La décision de renvoyer les accusés croates devant leurs tribunaux nationaux , alors que les accusés serbes sont maintenus sous la soi-disant juridiction internationale, prouve la partialité de ses responsables.
La prétention de faire remonter à l'ex-chef d'Etat Milosevic la charge des atrocités qui auraient été commises par ses subordonnés, alors qu'il n'est pas question d'en faire autant pour Bush et Blair malgré l'abondance de révélations écœurantes sur le comportement de leurs troupes, prouve une dualité de poids et de mesures qui n'a rien à voir avec la justice.
Il faut mettre un terme à cette mascarade, annuler les jugements infondés et renvoyer tous les présumés coupables à leurs législations respectives. La crédibilité des démocraties est à ce prix.

Considérant cela comme un exemple valable de génocide, Sullivan déclare qu'un "acquittement (de Milosevic) aurait des conséquences sérieuses sur les efforts de juger les génocides à l'avenir." Si l'accusation de génocide n'est pas valable, l'acquittement n'aurait aucun effet sur les poursuites futures. Par contre, s'il s'agit d'une accusation pourrie, portée par une alliance qui a perpétré le "crime suprême" d'agression de la Yougoslavie en violation de la Charte des Nations Unies, et qui s'est servie du tribunal d'abord comme appoint au déclenchement de la guerre puis comme moyen de justifier l'agression, son rejet serait un plus pour la légalité internationale. Cela a peu de chances d'arriver, étant donné que le tribunal est un instrument des puissances de l'OTAN, bien que l'accusation soit si faible qu'il n'est pas inconcevable que Milosevic ne soit jugé coupable que de "crimes contre l'humanité".

Ce qui compromettrait les efforts de juger les génocides serait que les Etats-Unis ou une autre grande puissance s'engage dans un génocide ou en soutienne un, car il n'existe aucun mécanisme de prévention ou de sanction de ce genre d'opération dans le Nouvel ordre mondial, les grandes puissances étant exonérées de poursuites. Ainsi les "sanctions de destruction massive" imposées à l'Irak par les USA et la Grande Bretagne entre 1991 et 2002 ont tué quatre ou cinq fois plus de civils qu'il n'y a eu de victimes en tous genres au cours des guerres balkaniques des années 1990 et, comme l'ont montré Thomas Nagy et Joy Gordon (3), ces morts ont été causées délibérément et volontairement. De même, les opérations de Suharto et de ses successeurs en Indonésie et au Timor oriental ont été de véritables génocides, perpétrés sous protection occidentale, principalement américaine et anglaise. Mais Sullivan ignore ce problème d'impunité.

Elle affirme que "les plus sérieuses conséquences d'un acquittement pour génocide... seraient de loin les effets sur les victimes en Bosnie", passant sous silence les victimes croates ou serbes, qui se comptent par milliers. (Le plus important exemple de nettoyage ethnique durant les guerres balkaniques a été l'expulsion des Serbes de la Krajina en août 1995, avec l'assistance de l'Amérique et, proportionnellement, le plus vaste nettoyage ethnique a été celui des Serbes et autres minorités, comprenant les Roms, chassés du Kosovo par l'UCK sous les auspices de l'OTAN après juin 1999.) Mais même à l'aune étroite des critères de Sullivan, à quel point les victimes bosniaques se sentent-elles concernées par ce problème ? Comment connaît-elle les sentiments des victimes ? Un sondage effectué en Bosnie il y a quelques années a montré que pas plus de 6 % de musulmans, Croates ou Serbes de Bosnie considéraient comme important déjuger des criminels de guerre. (4)

De plus, pourquoi les victimes auraient-elles besoin de voir accréditer une accusation de "génocide" ? Ne se contenteraient pas d'une culpabilité pour "crimes de guerre" ? Cela dit, si la fonction du procès est de justifier la guerre de l'OTAN, il faut qu'il y ait génocide. Et il est plus convenable d'en faire une préoccupation prioritaire des victimes qu'un satisfecit de l'OTAN.

Edward HERMAN
, "Stacey Sullivan on Milosevic and Génocide", Foreign Policy in Focus, 28 mai 2004.

Herman est un économiste et un analyste des médias. Il tient une rubrique régulière dans Z Magazine, et est l'auteur, avec Philip Hammond, de "Degraded Capability, the Media and the Kosovo" (Pluto 2000).

notes

(1) http://www.fpif.org/commentary/2004/0402milose-vic.html
(2) Voir Edward S. Herman, "Diana Johnstone on the Balkan Wars", http://www.monthlyreview.org/0203herman.html et George Szamuely, "The Yougoslavian Fairytale", http://www.fpif.org/commentary/2004/0405fairytale.html
(3) Thomas Nagy, "The Secret behind the Sanctions : How the US intentionally destroyed Iraq's Water Supply" The Progressive, septembre 2001, et Joy Gordon, "Economie Sanctions as Weapons of Mass Destruction", Harpers, novembre 2002.
(4) Charles Boyd, "Making Bosnia Work", Foreign Affairs, janvier 1998).